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Billet de blog 20 février 2024

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Crise ou épanouissement d’un modèle de développement agricole ?

Le blocage des routes par certains agriculteurs est-il le fruit d’une crise ou, au contraire, d’un modèle de développement agricole bien huilé ? Cet article défend la seconde hypothèse. Le modèle devient structurellement très compétitif et la concurrence, organisée à tous les niveaux, broie certains agriculteurs et favorise ceux qui développent une agriculture intensive et agro-exportatrice.

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Le discours ambiant attribue le blocage des routes par certains agriculteurs à la crise du monde agricole. A écouter les plaintes, parce que les revenus d’une partie de la profession sont faibles le nombre d’agriculteurs ne cesse de diminuer en France. Ce discours n’est pas nouveau. Il a plus de 30 ans et sa récurrence questionne les analyses dominantes. Y a-t-il une crise du modèle de développement agricole ?  Le concept de crise est-il adapté pour qualifier une situation qui perdure aussi longtemps ? Ce modèle ne serait-il pas, au contraire, très cohérent et, pour s’épanouir, il « dévore » une partie des agriculteurs. Cette hypothèse permet de renverser la perspective et ce n’est pas la crise mais l’épanouissement d’un modèle qui élimine des agriculteurs. Il semblerait que les indicateurs convergent en ce sens. À l’instar de tous les secteurs d’activité, l’entreprise, les services publics, les administrations, etc., la concurrence, chère à l’idéologie néolibérale, se généralise et la compétitivité prix devient l’alpha et l’oméga de la réussite du modèle de développement agricole. «La souffrance au travail » devient son corollaire et le quotidien de certains agriculteurs s’installe dans un environnement en totale rupture avec les images d’une agriculture heureuse.

Le traité de Rome (1957) consacrait un volet à la politique agricole commune dont les objectifs initiaux illustrent les fonctions sociales assignées à l’agriculture. Ils résonnaient positivement avec les aspirations de la profession (et plus généralement de la société) et reposaient sur un imaginaire qui valorisait  : l’agriculture familiale (une famille une ferme) ; l’adoption de techniques modernes pour produire davantage et la souveraineté alimentaire du pays. Malgré la diversité des structures agricoles au sein du territoire national, cet imaginaire a tracé une voie, plus ou moins suivie et acceptée de tous. Même les perdants, les « anciens », des paysans (pour ce concept, Cf. « La fin des paysans » d’Henri Mendras) et non des agriculteurs, les jeunes, l’acceptaient. Ils étaient fiers du parcours de leurs fils (norme de transmission dominante) dont les récoltes offraient chaque année de meilleurs rendements, qui construisaient des bâtiments d’élevage plus fonctionnels et achetaient des tracteurs toujours plus gros (les dernières manifestations montrent que la symbolique du tracteur est toujours aussi vivante). Parallèlement, la puissance publique encourageait les paysans à passer le flambeau aux agriculteurs. Quand ils cédaient aux jeunes, les pères touchaient une retraite monétaire et des aides (Indemnité Viager Départ, IVD) que leurs parents n’avaient pas eues. De plus, une violence symbolique extrêmement forte déclassait les représentations paysannes, leurs langues locales et les techniques anciennes qui « freinaient le progrès ». Cet ensemble de raisons explique l’acceptation du nouveau modèle par les perdants (les anciens), ils adhéraient à une vision du développement rural qui détrônait la leur. Ils ont même participé à l’épanouissement du modèle en question et leur retraite, l’IVD ne sortaient pas des fermes, elles servaient les jeunes. Par ailleurs, les fermes étaient assez peu spécialisées, le revenu dépendait d’une grande diversité de production et, quand les prix relatifs d’une production baissaient, les prix des autres compensaient. A cela, s’ajoutait une forme d’autonomie, l’alimentation des animaux par exemple était produite essentiellement sur les fermes (autoconsommation) et, pour produire autre chose (animaux), la majorité des agriculteurs n’achetaient pas de matières premières agricoles (céréales) à leurs confrères. Les approvisionnements extérieurs correspondaient essentiellement à des biens produits par les secteurs para et extra-agricoles et provenaient de l’industrie (machines) ou de la pétrochimie (engrais de synthèse, pesticides).

Une forme de polyculture élevage très diversifiée, en dehors de certains territoires, viticoles ou céréaliers, dominait largement le modèle agricole des 30 Glorieuses. Il était guidé par des aspirations communes et, au sein du modèle, les intérêts des agriculteurs n’étaient globalement pas concurrents. Au contraire, la profession formait plutôt une communauté d’intérêts. De plus, une certaine résilience caractérisait ce type d’agriculture qui absorbait les chocs. Les agriculteurs ne  mettaient pas « tous leurs œufs dans le même panier » et, comme ils achetaient assez peu de matières premières agricoles pour produire, les variations de prix de ces dernières les touchaient assez peu.

Ce modèle se transforme progressivement à partir de la fin des années 1970, début des années 1980 et l’agriculture change radicalement. Les fermes se spécialisent et abandonnent un mode de production adossé à une grande diversité de biens. Elles produisent quelques biens spécifiques et, par exemple, le développement des élevages intensifs dépend fortement de l’achat des matières premières agricoles. La spécialisation à l’échelle micro (fermes) se traduit par des excédents commerciaux pour certaines productions nationales et de gros déficits pour d’autres. Désormais, l’excédent français repose sur l’exportation de quelques produits, quand les fruits et légumes, les fruits secs, les fleurs coupées, les productions horticoles, la pépiniéristerie, le miel, la viande ovine, les fibres textiles naturelles, etc. enregistrent de forts déficits. L’approvisionnement ou l’écoulement des biens agricoles dépend de plus en plus des marchés extra-nationaux et la cohérence du système est de plus en plus guidée par le modèle agro-exportateur. La place de l’agriculture, au sein de l’espace national, a complétement changé et la concurrence au sein de la profession s’est généralisée. Elle devient de plus en plus aiguë entre agriculteurs à l’échelle nationale, mais aussi européenne et internationale,.   

Des formes de concurrences peu développées auparavant structurent désormais les relations au sein de la profession et opposent des groupes d’agriculteurs. Elles s’établissent à plusieurs niveaux dont voici trois exemples. (1) Les éleveurs qui dirigent des élevages industriels recherchent des céréales et des « protéines » bon marché pour alimenter leurs animaux. Ils dépendent largement des importations de soja (la France est la deuxième importatrice après la Chine) et, plus que l’origine des céréales, c’est le prix qui influence leurs choix. Le prix des matières premières agricoles devient un vecteur de compétitivité prix et les productions animales intensives (viande, lait) profitent de la concurrence entre les producteurs nationaux de céréales et de protéagineux et le reste du monde. (2) Les grosses structures agricoles bénéficient de subventions importantes dans la mesure où les aides dépendent, pour partie, de la superficie. Grâce aux subventions, elles supportent des prix de vente inenvisageables par les petites et moyennes structures (mais aussi par de nombreux producteurs étrangers). Les subventions à la superficie mettent en place des mécanismes de concurrence aux bénéfices des « grosses fermes » potentiellement agro-exportatrices. Elles désignent les gagnants et accélèrent la concentration foncière que les règles d’attribution du foncier (cf. rôle de la SAFER) freinent de moins en moins. (3) La concurrence entre l’agriculture biologique et l’agriculture conventionnelle. Un producteur bio qui n’utilise pas de désherbant et qui élimine mécaniquement les adventices supporte directement tous les coûts liés au désherbage. Le désherbage mécanique nécessite de la main-d’oeuvre dont le coût est supporté par les productions bio. Les coûts inhérents à l’emploi des herbicides ne sont pas tous affectés aux productions conventionnelles dont la compétitivité prix est liée à externalisation des coûts. Les soins de santé propres aux maladies professionnelles sont supportés par la société. Dans un autre registre, les conséquences de la pollution aux algues vertes (à court et long terme) ne sont pas intégrées au prix de la viande porcine bretonne. Si les coûts de la dépollution étaient internalisés, la production de cochons glanant châtaignes, champignons et vermisseaux dans la forêt serait peut-être plus compétitives. Cette dimension est centrale et explique la compétitivité prix des systèmes agricoles conventionnels par rapport aux modèles plus respectueux de l’environnement. Les producteurs bio sont concurrencés déloyalement et certains quittent le navire Bio.

À tous les niveaux, la concurrence « structure » désormais l’organisation de la profession (sans parler des antagonismes, insecticides/apiculteurs, ostréiculture/maïsiculteurs qui drainent le marais poitevin). Selon leur profil, les agriculteurs n’ont plus les mêmes intérêts et parler « des agriculteurs », comme d’une profession homogène, n’a pas de sens. La figure de l’agriculteur, dont parlent les médias, a disparu au profit de groupe d’intérêts divergents voire antagonistes. Cependant, même si les effets de la concurrence expliquent grandement la colère à l’origine des manifestations, elle est pourtant acceptée par la profession, voire valorisée. Elle n’est pas réellement dénoncée en tant que principe organisationnel et les regards sont portés ailleurs. Ils visibilisent la concurrence propre à certains biens importés sans mettre l’accent sur tous les biens. Par exemple, les importations de tourteau de soja n’attisent pas la colère même si elles concurrencent les producteurs nationaux de protéagineux qui n’ont pas les mêmes normes que les producteurs américains. Pourquoi ? Sont-elles un des rouages de l’agriculture intensive face aux quels les producteurs de protéagineux comptent peu ?  Autre paradoxe, si les effets de certaines importations sont décriés, ceux des exportations (viande bovine, poudre de lait, pomme de terre) sur les agricultures étrangères ne sont pas évoqués. Pour les manifestants, le problème serait la concurrence déloyale, mais les contours de l’adjectif (loyal) ne sont pas clairement tracés. Ils changent selon les opportunités et une définition claire interrogerait directement le modèle dominant. Le discours se cristallise alors sur « les normes » qui obéreraient la compétitivité prix de certaines filières. Elles représentent le chiffon rouge qui canalise les passions et détourne les regards des effets délétères de la concurrence au sein de la profession. Or, une réglementation moins-disante, l’abandon d’Ecophyto, ne solutionnera pas réellement les problèmes, il y aura toujours des normes moins contraignantes dans certains pays, il y aura toujours des pays qui règlementeront moins que les autres et on trouvera toujours des exemples d’agricultures plus polluantes pour flatter les vertus du modèle national. Dérèglementer est une fuite en avant qui accentuera les problèmes des agriculteurs que les normes protégeaient un tant soit peu au profit d’agriculteurs qui ne cherchent que la compétitivité prix. Si cet indicateur ne structurait pas la pensée dominante, la majorité des manifestants s’attaqueraient certainement au modèle de développement agricole contemporain et non aux normes environnementales. Pourquoi la profession ne condamne-t-elle pas unanimement un modèle qui broie une partie des agriculteurs ? Pourquoi la cohérence du modèle n’est-elle pas discutée ouvertement par les syndicats dominants ?

La réponse à ces questions prend certainement corps dans la vocation agro-exportatrices du modèle, même s’il n’est pas présenté ainsi. Pour dégager de nouveaux excédents commerciaux, l’agriculture industrielle, le capitalisme agraire, les grosses structures occupent une place centrale. Leurs performances dépendent essentiellement de la compétitivité prix et, par rapport à ce modèle, toutes les mesures prises par le gouvernement sont congruentes. Si le gouvernement voulait protéger les agriculteurs en difficulté, il aurait fait d’autres choix. Il aurait pu étendre les mesures partiellement prises pour certains fruits et légumes et interdire l’importation de biens issus de pays où les normes environnementales, sanitaires, etc. sont moins regardantes. Ce choix aurait répondu à une demande, limité la « concurrence déloyale »,  protégé les consommateurs et peut-être enclenché une dynamique en faveur de la souveraineté alimentaire. En revanche, limiter nos importations, quelle que soit la raison (concurrence déloyale ou autres), entraînera certainement une réaction de nos partenaires et contrevient au projet politique agro-exportateur. Pour exporter, l’accent est mis sur la compétitivité prix, intimement liée à la concurrence (supposément efficace pour gérer les ressources) et le curseur réglementaire est simplement changé. La colère est momentanément calmée, mais la concurrence continuera à élire les agriculteurs au cœur du modèle et à éliminer les autres. Le gouvernement n’ignore certainement pas les problèmes auxquels feront face les futurs éliminés, mais, politiquement il ne peut pas se permettre de valoriser directement un modèle agro-exportateur et sa dimension ostracisante. Il défend « en même temps » des idées irréconciliables et il surfe sur un imaginaire flatteur mais orthogonal au modèle qu’il promeut. La souveraineté alimentaire, l’agriculture familiale et les produits de qualité.

  • La souveraineté alimentaire est une illusion. Si les marchés mondiaux s’effondraient, quelle que soit la raison (guerre ou autre cause), il est fort possible qu’une partie de la population française meure de faim. Pendant la seconde guerre mondiale, les urbains activaient leurs réseaux à la campagne pour s’approvisionner en œuf, lait, fromage, pomme de terre, viande, légumes, blé, fruits, etc. La nourriture se trouvait à proximité des villes. Que trouverait-on aujourd’hui dans les campagnes à proximité des villes  ? Du blé en herbe au printemps dans les plaines céréalières, peu de fruits et légumes (nous sommes déficitaires), des animaux agonisant dans des élevages industriels dépendant des transports et des importations de matières premières agricoles. La situation serait catastrophique, sans évoquer la dépendance aux énergies fossiles pour ensemencer les terres et manipuler les aliments du bétail dans les grands élevages. Pour faire oublier l’absence de souveraineté alimentaire par rapport aux quantités de biens, le discours valorise l’excédent commercial et cherche à assimiler ces deux notions. Or, elles sont radicalement différentes. La souveraineté alimentaire d’un pays dépend de quantités de matières pour satisfaire ses besoins et il doit les produire tous les biens, ou les plus importants. Dans ces conditions, si les échanges commerciaux d’un pays avec le reste du monde s’effondrent, l’approvisionnement en matières indispensables à la population n’est pas remis en cause. L’excédent commercial, quant à lui, dépend de grandeurs monétaires et un pays excédentaire peut très bien importer l’essentiel des biens agricoles nécessaires à l’alimentation.
  • L’agriculture familiale est de plus en plus battue en brèche. La taille des fermes augmente tendanciellement et les structures sociétaires se développent.
  • L’agriculture de qualité interroge dans bien des cas. Les maladies professionnelles, les algues vertes, l’érosion des sols, la condition animale dans les élevages industriels, les inondations liées à la rapidité d’écoulement des eaux, les suicides, le célibat, etc. La liste pourrait être plus longue, car le modèle dominant ne ménage ni la terre ni le vivant : plantes, insectes, animaux, humains.

L’imaginaire est en complet décalage avec le modèle de développement agricole qui domine désormais. Il est mobilisé comme un étendard pour masquer toutes les insuffisances et les méfaits de sa vocation prioritairement agro-exportatrice. Une partie de l’agriculture, parce qu’elle accapare l’essentiel des subventions, concurrence « déloyalement » les autres et élimine ainsi les canards boiteux du système. La concurrence généralisée à l’échelle mondiale, européenne mais aussi entre les producteurs au sein du pays est le cœur du problème. Ce modèle a transformé l’agriculteur en loup pour l’agriculteur et assouplir le cadre réglementaire n’empêchera pas la disparition de certains quand les autres s’épanouiront. Dans ce contexte, l’imaginaire flatteur d’une agriculture mobilisé pour masquer une réalité cruelle ne pourra pas tenir. En revanche il est difficile de prévoir quand le masque tombera. Nous espérons assez tôt, avant que les problèmes environnementaux ne deviennent un loup pour le vivant.

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