Anton est porté disparu. Le mois dernier, une collègue m’a envoyé ce message. Anton est porté disparu, je savais que ça n’annonçait rien de bon.
Anton est la personne avec qui j’ai travaillé ici en Ukraine entre début 2023 et la fin de l’été 2024, notamment pour Mediapart. Il était traducteur et fixeur – on dit parfois local producer mais lui n’accordait aucune important au titre, fixeur lui allait bien. Pendant un an et demi, il m’a aidé pour presque tous mes articles. Je lui parlais d’un sujet, on en discutait, il cherchait des contacts, puis on partait ensemble. Pendant les interviews, je posais les questions, il traduisait. Parfois il posait aussi des questions et plus le temps passait, plus elles étaient justes.
A la fin de l’été 2024, Anton a décidé de rejoindre l’armée. Il venait d’avoir 25 ans, la vraie majorité dans l’Ukraine en guerre : à partir de ce jour, les hommes peuvent être mobilisés. Anton a pris les devants. Il voulait prendre sa part dans la défense de son pays.
Anton est devenu un soldat, et quand un soldat est porté disparu, ça signifie très souvent qu’il est mort. Anton Bondarenko a été tué au combat le 15 septembre dans la région de Kharkiv. Il avait 26 ans.
J’ai perdu un ami, l’Ukraine un combattant et un fragment infime mais si brillant de son futur.
Anton était un érudit – cette phrase conjuguée au passé est une douleur. Il parlait un anglais teinté d’un fort accent américain mais surtout un français exceptionnel, qu’il cherchait à enrichir en permanence (qui emploie le verbe “babiller” à l’oral ?). Diplômé d’un master en lettres classiques, validé en partie à l’université de Nancy, il était helléniste et latiniste. Au point de parler un mélange de latin et d’espagnol avec les combattants colombiens de sa brigade.
Il avait une culture très classique qu’il partageait sans prétention. Lors d’un départ en reportage vers Soumy, il avait passé une bonne partie du trajet à nous raconter la vie d’Erasme, de Thomas More et d’Henry VIII. Cet habitacle transformé en amphi était infiniment absurde, mais Anton était un collègue fiable, très professionnel, capable de rebasculer instantanément dans notre reportage. Il n’hésitait pas : il décrochait son téléphone, il appelait, il demandait. C’était oui, c’était non, on ne tergiversait pas.
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Au cours de ce reportage dans la région de Soumy, on a mis la main sur le journal de bord d’un conscrit russe. Anton a été le premier à le lire. Il parlait russe bien sûr, et s’il aimait profondément la langue ukrainienne et ne s’exprimait pas en russe dans la vie de tous les jours, il ne refusait pas de le parler pour le boulot, alors qu’il détestait profondément la Russie pour ce qu’elle faisait à son pays.
Se plonger dans l’intimité d’un ennemi n’avait rien d’évident. Je sentais ses réticences. Les enjeux ne sont pas les mêmes pour nous, qui sommes de passage pour quelques jours ou quelques années, et pour nos camarades d’Ukraine.
Anton a lu ce journal, et il s’est passé un truc : il a eu pitié de son auteur. Ce qu’il racontait sur les conditions de vie infâmes dans l’armée russe, le vocabulaire qu’il employait, l’éloignement de sa famille qui le faisait souffrir… C’était un pauvre type, m’a dit Anton. Il n’avait pas de haine, un peu de mépris peut-être, mais pas de haine.
Cette même humanité s’était manifestée quand on avait visité un camp de prisonniers de guerre russes. Dans le groupe de journalistes présents en même temps que nous, certains faisaient la morale aux prisonniers. Une journaliste de télé en particulier les sermonnait. Anton était consterné. Il n’avait aucune sympathie pour ces prisonniers, mais on devait faire notre boulot, c’est tout.
La guerre, pour lui, a commencé le 24 février 2022. Maïdan, le Donbass, la Crimée… c’était assez abstrait. Il n’avait que 14 ans à l’hiver 2013-2014. En 2022 en revanche, il n’est plus un gamin. Il s’engage dans la défense territoriale. Volontaire sans expérience militaire rattrapé par le vent mauvais de l’histoire, il forme avec ses millions de compatriotes ce désordre de courage qu’est alors l’armée ukrainienne. Le commandement l’envoie garder le siège du SBU. Plutôt rébarbatif comme premier contact avec les forces de défense, qu’il quittera après quelques semaines.
Je l’ai rencontré un an plus tard, un peu par hasard. A cette époque, Anton est un post-ado aux joues rondes qui anime une chaîne Instagram consacrée à la philologie. Intarissable sur la « renaissance fusillée », curieux de tout.
Il ne s’imagine pas rejoindre l’armée. “Ils ne veulent pas de gens comme moi”, me répond-il un jour. L’implicite n’était pas évident, peut-être qu’il se considérait comme un intello peu aguerri, inadapté aux contingences rustiques de la vie en communauté. Il était pourtant athlétique, tennisman prometteur pendant son enfance.
Au fil des mois, sa réflexion a évolué. Son envie de servir était forte, nourrie par une rage grandissante. Son poste de prof à mi-temps ne lui suffisait pas, et les collaborations avec des médias francophones (LCI, Le Parisien, Mediapart, etc.) non plus.
Il a d’abord envisager de rejoindre le bataillon médical des Hospitaliers, dont il avait suivi des stages de médecine tactique. Puis ce fut la troisième brigade d’assaut, l’une des plus prestigieuses et respectées.
Autour de lui, tout le monde n’était pas ravi qu’il s’enrôle dans une unité de choc, souvent en première ligne. Finalement, son entourage l’a convaincu de valoriser ses compétences, notamment linguistiques. Il a trouvé une offre à Khartiia, une brigade de la garde nationale qui a bonne réputation.
Servir, être un héros, mettre à profit ses compétences : son engagement a suivi cette trajectoire. Par son parcours comme par son savoir, Anton était un formidable guide pour comprendre l’Ukraine. Il aimait infiniment son pays, qu’il a servi jusqu’à sa mort, à 26 ans et un mois.
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Une version plus longue de cet hommage est initialement paru dans la newsletter La déflagration.