Cher Monsieur Salmon, "mon" récit est le suivant:
Ce n’est pas le moindre mérite de Médiapart que de susciter le désir de réfléchir, de lire et de participer à la manifestation de vérités à partir desquelles on peut essayer d’agir, de faire agir ou de laisser agir.
Votre article a aussi ce mérite quoiqu’il puisse susciter de ma part le reproche récurrent que je me retiens toujours d’adresser à beaucoup de ceux qui écrivent, que bien que se réclamant des peuples et de leurs intérêts ils se rendent rarement compréhensibles d’eux, de par la sophistication de leur expression.
Le ver de terre que je suis en matière intellectuelle, puisque toute ma vie je n’ai été qu’un voyageur de commerce, souffre de devoir mettre tous les mots de votre article en colonne dans la marge de son cahier d’écolier, comme il le faisait autrefois pour les préparations latines, afin de mieux comprendre les rapports établis entre eux par la grammaire et les sens qu’ils véhiculent.
Si jamais vous avez le loisir de me lire et que mes premières lignes ne vous découragent pas de poursuivre votre lecture, mes insuffisances me font exprimer, pardonnez-moi, que votre article se présente un peu, au premier abord, comme un fourre-tout d’apparences, mais j’aurai d’autres abords que je vais tenter d’expliquer, maladroitement sans doute.
Evidemment, il me faut beaucoup d’outrecuidance pour oser commenter la lumière qui tombe d’une étoile qui s’est illustrée par de nombreux livres, articles, prises de position que mon absence d’Europe pendant presque un demi siècle ne m’a pas permis de connaître: je n’ai encore rien lu de vous hors l’article qui suscite mes remarques.
L’Extrême-Orient et beaucoup de ses cultures basées sur les caractères chinois, qui font appel au cerveau droit, au raisonnement synthétique, rapide et intuitif, m’ont, comme vous, apparemment, inspiré une grande prévention à l’égard de l’emploi du mot « donc ». Il existe un monde pour lequel le cartésianisme n’est qu’une prothèse pour une pensée infirme. Pour se rapprocher de la vérité, il parait essentiel d’échapper à la rigueur apparemment implacable de l’enchainements des « donc », principal opium de « la pensée française », s’il y en a une.
Il semble « donc » important d’essayer d’exposer les faits qu’on s’imagine constater sans établir de liens logiques entre eux afin de ne pas nuire à l’intelligence qui doit émaner spontanément de leur simple juxtaposition, pour un esprit non déformé par la culture d’une pseudo-logique péremptoire, qui prospère avec l’aide de « la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits ». Cette machine, je l’appelle un broyeur, qui est mis en oeuvre depuis l’école maternelle jusqu’au Collège de France : la première syllabe du mot déchiquète, et la seconde laisse couler le jus.
Essayant de trier les notions qui foisonnent dans votre texte pour mieux les appréhender une à une, je les ai assaisonnées de quelques unes des idées qui trainent dans mon crâne en essayant de les départager en fonction du bon escient et du mauvais escient et des difficultés éventuelles de leurs applications ou de leurs mises en oeuvres.
Un autre souci sous-jacent est bien sûr d’essayer d’influer sur votre mode de raisonnement, en tout cas son expression, dans la mesure où l’évolution que je pourrais induire nous permette tous de progresser dans la connaissance et le traitement des maux que nous sommes d’accord pour déplorer.
Les Grecs : il ne s‘agit pas d’ériger en règle universelle une anecdote personnelle mais j’ai souffert d’avoir du constater qu’ils sont des argumentateurs talentueux, infatigables comme beaucoup le sont dans la culture moyen-orientale de la « chicaya », qui fait qu’alors même qu’on croit les avoir convaincus, par des démonstrations implacables, d’être arrivés ensemble à des conclusions auxquelles ils se sont eux-mêmes rendus, ils reviennent à l’assaut de leurs interlocuteurs comme si de rien n’était, au mépris des faits, en continuant indéfiniment une « guérilla sémantique ». La seule attitude possible est, hélas, de mettre fin au dialogue, en maintenant sa position, au risque d’être accusé de poser un ultimatum, car « si vous cédez sur les mots vous cédez sur les choses » comme a dit Freud.
Les dirigeants grecs pensaient que si « la rue d’Athènes veut être entendue à Bruxelles », il suffisait de crier très très fort pour que toutes les âmes généreuses européennes se mettent à pleurer et oublient que le peuple grec n’a jamais été capable de construire un état viable, comme déjà Edmond About l’écrivait il y a presque deux siècles.
Si les Portugais et les Espagnols avaient crié aussi fort que les Grecs, il ne fait nul doute que les autres Européens n’aient été aussi émus que par les Grecs.
Ça doit leur faire drôle aux Grecs qui étaient convaincus jusqu’alors que plus on crie plus on obtient facilement ce qu’on veut !
La dette des démocraties occidentales à l’égard de la démocratie athénienne antique, évoquée par de nombreux bons esprits, en admettant qu’elle puisse être invoquée, bien que les habitants actuels de la Grèce n’aient pas forcément les mêmes gènes, a été, à mon avis largement effacée par la démagogie qu’on a importée dès l’époque de Périclès, de la même cité dans laquelle croupissaient sans droits deux cents mille esclaves, au bas mot, sous le joug de quarante mille « hommes libres » ou citoyens.
A mon avis, il faudrait, au contraire, demander des dommages et intérêts aux Grecs, s’ils continuent à se réclamer les héritiers de la Grèce antique, pour avoir exporté de Grèce vers les démocraties occidentales, et légitimé, la notion de deux sortes d’habitants dans une cité : l’élite et les esclaves, même s’ils sont maintenant salariés. Cette notion est assortie de la possibilité de devenir membre de cette élite, comme autrefois on pouvait devenir citoyen d’Athènes, maintenant par la promotion sociale, rendue possible uniquement parce qu’on dispose d’un réservoir inépuisable de ceux qui restent en bas pour s’acquitter des tâches non « nobles », qu’ils viennent du Mali ou d’autres pays en voie de soi-disant développement !
Un autre legs qui devrait donner droit à une indemnité, de la part des Grecs héritiers d’Athènes, c’est la notion qu’il faut toujours suivre l’avis de la majorité, comme si elle ne se trompait pas, la plupart du temps: à l’aune de ses erreurs historiques, merci aux minorités agissantes !
Le look non conformiste de Yanis Varoufakis a déclenché une Varoumania chez certains européens submergés par l’émotion comme s’ils assistaient à un concert d’Akenathon, au crâne rasé lui aussi, le musicien, pas le pharaon précurseur du monothéisme. Cela montre à quel point des esprits, qui devraient être purement et froidement scientifiques, sont sensibles aux apparences, et pourquoi pas au sex-appeal d’un acteur dont le souci est constant de montrer qu’il n’est pas n’importe qui en choisissant un look propre à impressionner ses groupies ou ses fans. Il faudra bientôt avoir fait carrière au cinéma pour briguer des suffrages avec quelque chance de succès. Avec moi, s’il avait joint sa photo à un CV pour obtenir un poste dans mon cabinet de consultants, je l’aurais exclu des candidats à rencontrer, car aucun de mes clients n’avait le crâne rasé, et les chauves sont trop peu nombreux pour constituer une clientèle à flatter, eux tous seuls. Rien que son look condamnait à l’avance ses tentatives chez les « pères la vertu » supposés de l’Europe du Nord.
Nous voilà arrivés à l‘austérité économique inspirée par la rigueur morale et la rigueur tout court qu’on se plait à trouver déjà dans les textes d’Aristote et dont les pays d’Europe du Nord seraient les héritiers, après l’avoir fait passer, sans doute, par le filtre du protestantisme, en tout cas selon une vulgate fréquemment entendue. Voici La Fontaine appelé à la rescousse avec son apologue de la cigale et la fourmi, reprise aussi par des quantités d’économistes caricaturistes qui doivent fréquenter souvent le café du commerce.
Quel monde ignoble dans lequel les fourmis ne veulent pas nourrir les cigales, l’Italie du Nord ne veut pas nourrir celle du Sud, la Catalogne et le pays basque brulent de devenir autonomes et de ne plus être parmi les vases communicants dont les surplus se déversent chez les Castillans.
La soutenabilité de la dette est hors du sujet pour un pays qui n’a aucune industrie permettant de dégager une marge suffisante : on ne peut s’en tirer que par des artifices comptables du genre de ceux qu’on apprend dans les Business Schools des meilleures Universités américaines dont les meilleurs élèves peuplent Goldman Sachs et peuplaient feu Lehman Brothers, tout en criant qu’on a très mal, c’est évident ! L’Italie du Sud, peut-être la Castille et l’Andalousie, comme la Grèce, pourraient avoir très mal, si on se plongeait dans la vérité des chiffres et si l’Europe devenait celle des régions et pas celle des états issus d’une histoire pendant laquelle tous les pays se sont battus et qui risque d’inspirer de moins en moins de fraternité à mesure que l’appauvrissement général de la zone va se développer, faute de proies pour les prédateurs qu’ils ont été pendant des siècles, faute que la planète n’ait des ressources inépuisables, faute que l’informatique et la robotisation n’offrent autant d’emplois que des inventions comme la roue, la charrue, la machine à vapeur et l’électricité autrefois !
Certes la Grèce pourrait diminuer son énorme budget militaire car si jamais un coup de force comme celui perpétré par les Turcs il n’y a pas si longtemps, se produisait encore, menaçant d’amputer son territoire, l’Union Européenne enverrait immédiatement ses chars comme elle l’a fait en Géorgie, en Crimée et bientôt en Ukraine et pourquoi pas en Estonie ! Fou-rire, LOL comme disent les adolescents !
En outre, la Grèce est un pays dans lequel il vaut mieux que les militaires soient heureux, en particulier les colonels, sinon ils pourraient chercher leur bonheur en se laissant enrôler par l’extrême droite.
En attendant, la caravane allemande n’a pas fini de défiler imperturbablement au milieu des chiens qui aboient contre sa vertu supposée, lorsqu’ils ne sont pas attachés sous ses charrettes et forcés de marcher à leur vitesse pour avoir leur pâtée à l’étape.
L’Allemagne n’est pas plus vertueuse que d’autres pays mais les Allemands ont le génie de faire les bons choix industriels, ce qui les dispense de travailler plus que les Français, conrairement à ce que beaucoup croient. On en trouve la liste dans les statistiques douanières d’exportation. Ce pays est le seul à savoir fabriquer certains produits dont on ne peut pas se passer et qu’on achète, pratiquement, à n’importe quel prix. Il sait même faire les bons choix agricoles puisqu’on dit que sa production agricole a dépassé celle de la France dans beaucoup de domaines.
Faire les bons choix est hélas le facteur d’une grande inégalité, non seulement entre pays mais encore entre individus. Monsieur Pickety a fait la constatation d’un état de fait que l’on peut exprimer simplement en rappelant que quatre vingt cinq personnes possèdent autant de biens que la moitié de l’humanité. Constater l’inégalité de la répartition du capital produit par des surplus dégagés par des activités ne fournit aucun renseignement sur la façon dont on parvient à cette accumulation d’inégalités. Si on examinait le « process » par lequel chacune des 85 personnes en question sont parvenues jusqu’aux sommets sur lesquels elles lévitent on devrait pouvoir mettre en évidence des constantes, des invariants dont on pourrait limiter l’occurrence par des lois adéquates. On pourrait, par exemple, interdire de faire des découvertes géniales dans des garages dans le secteur informatique : Bill Gates n’aurait pas été autorisé à sortir du rang, dès son adolescence et serait peut-être encore en train de chercher la souris dans un laboratoire national ou municipal ! Si je limitais les investigations aux cas que je connais directement pour avoir participé à l’essor de certaines entreprises fondées par des personnes qui ont eu recours à mes services au cours des cinquante dernières années, je pourrais fournir des brouillons aux rédacteurs des lois destinées à empêcher que « ça » se produise de nouveau, un succès industriel à partir d’une idée, ou de choix astucieux, d’un seul individu ! Je suis en train de rassembler mes souvenirs en vue de rédiger une collation qui s’intitulerait : « Les riches que j’ai vu naître ».
Un philosophe allemand Peter Sloterdjik, qui professe à Karlsruhe, a écrit que « l’impôt progressif sur le revenu est l’avancée morale la plus importante depuis les dix commandements ». Je suis entièrement d’accord avec lui, en abandonnant toutefois le « seul Dieu » à son silence. Si l’arsenal actuels des lois ne permet pas de résoudre les problèmes issus des inégalités inévitables que les développements techniques et marchands créent au passage des révolutions qu’elles multiplient, il suffit sans doute d’adapter les lois pour rendre, à tout le moins, les inégalités simplement provisoires par une taxation plus radicale. Avant d’en ajouter de nouvelles, ou pire, de changer de système politique ou de constitution, la rédiger pour - et l’attribuer à - une 6ème République dont le nom possède la seule vertu, qui est incantatoire, ne faut-il pas commencer par faire un bilan comparatif avantages/inconvénients du « système » tel qu’il est ? Ce système n’est pas seulement transnational mais aussi trans-politique puisqu’il fonctionne aussi « bien » ou « mal » dans les démocraties marchandes que dans les dictatures marchandes.
L’inégalité ne comporte-t-elle pas ou n’entraine-t-elle pas une dynamique considérable ? Les plus vigoureux de ses adversaires ne prônent-ils pas aussi « la promotion sociale » ? Celle-ci n’est-elle pas antinomique de la recherche de l’égalité ? N’existe-t-il pas une recherche générale chez presque toutes les personnes de s’accomplir en se démarquant de la banalité du sort commun ? Déjà de se vêtir avec le souci de manifester à toutes les personnes inconnues qu’on croisera dans la journée qu’on n’est pas « n’importe qui » ? Faut-il interdire l’originalité ? Et cetera !
Les ayatollahs (« signe de Dieu » en arabe) de l’égalité préparent le terrain pour un régime totalitaire. Ils servent la messe dans une mystique inspirée de leurs souvenirs du paradis perdu, là où les lions étaient herbivores, préfigurant ce qu’ils pensent pouvoir faire des hommes, imprégnés de testostérone et dotés de mâchoires de prédateurs carnivores. Faudrait-il interdire les mâchoires ?
Non ! « Donc » - c’est le dernier - il n’y a pas d’autre issue que de mettre les ayatollahs hors d’état de nuire où qu’ils soient et quels que soient leurs délires et de trouver le moyen de faire bénéficier la communauté de la dynamique qui est capable de propulser certains individus dans les tranches des plus imposables en les laissant demeurer inégaux en haut de la pyramide sociale pendant tout le temps pendant lequel elle se manifeste, cette dynamique.
Quant à la Grèce, que tous ceux qui pleurent sur son sort lancent une souscription internationale, divisent la dette grecque par le nombre d’habitants de la zone Euro, qui sont des privilégiés nantis de l’injustice économique et versent le résultat obtenu, 800 à 1000 Euros par personne, pour diminuer son fardeau, si les cadeaux issus des budgets des Etats de la zone Euro ne suffisent pas à le résorber.
J’oubliais : achetez des olives grecques ! !--break--