Il y a quelques années, un ami français d’origine maghrébine (et on verra plus loin pourquoi je vise le particularisme) prédisait l’irruption générale d’une police privée ou milice privée. Son analyse prenait pour terrain d’investigation la politique de la ville, le quartier. Sa vision pessimiste s’appuyait sur l’effritement de la structure étatique, l’incapacité à faire chanter le triptyque « liberté, égalité, fraternité » dans les recoins maudits de son territoire. La réduction de l’ambition citoyenne à des surfaces audibles, « éduquées » impliquait la désertion des irrécupérables : il n’y aurait donc plus la police nationale, mais des sécurités locales, une logique de la paix publique d’une certaine manière communautarisée, c’est-à-dire dévolue à la loi du plus fort : ceux qui détiennent la violence légitime rapportée à des ilots et sont en mesure d’affirmer la force de leurs valeurs sur le marigot des conflits permanents. Je constate à travers divers faits divers combien cette privatisation du sécuritaire commence à s’installer : mafias, intégrismes de toutes natures, nostalgiques de l’extrême droite, les déclinaisons sont potentiellement nombreuses. J’en reviens à mon particularisme de départ : le traumatisme de l’immigration, le statut de paria avaient enrichi mon ami d’un flair, d’une capacité irremplaçable à sentir le bois de la trique, à débusquer le mensonge des mots ; j’ai la conviction profonde que les exclus, les parias sont le meilleur révélateur de l’état de notre démocratie.
Pourtant, si l’éclatement du paradigme républicain, constitué sur une cohérence nationale, a un peu explosé, si une Europe tristement libre-échangiste se fait ses petites soirées minables, un autre ouragan est passé. Symptomatiquement dénommé mondialisation, il a consisté à nier l’identité des territoires pour poser fallacieusement la rencontre fortuite et féconde de six milliards d’individus dans un marché naturellement paradisiaque. On voit bien la violence que ce postulat suggère par le réveil brutal des identités, des histoires. Le déni des appartenances contribue à la dégradation accélérée du monde. Mais, si nous tirons le fil du démantèlement des appartenances, si le lien n’est considéré que comme un frein au progrès, il amène à s’interroger sur les finalités du système dominant actuel et l’ordre qui en découle.
Je propose le modèle du vide percé qui se remplit sans jamais se remplir. Littéralement en fuite, l’individu est en déplacement permanent ; l’objectif est de le remplir, l’ordre l’empêche de se vider ; cela implique les conditions universelles de son remplissage et les conditions universelles de sa surveillance : tracer un puits sans fond, l’extraordinaire capacité à compiler des données informatisées le permet. Quel rapport avec mon premier paragraphe ? La généralisation de la privatisation, la réduction ontologique à du consommable, de l’éphémère.
On peut devenir rapidement parano en adhérant intellectuellement à ces pensées : le non rentable, le pas assez percé, le trop percé deviennent des symptômes à traiter ou à éliminer. Mais on sent confusément que cet ordre marchand a besoin de désordre destructeur pour se survivre. La plaisanterie de l’espionnage américain qui jetterait ses logiciels de surveillance sur la vierge pureté européenne peut prêter à sourire : la prolifération de fichiers, les divers fléchages et flicages, le quadrillage de l’espace public par les caméras de surveillance sont un banal ordinaire. Il y a donc dans l’indignation contre l’oncle Sam, quelque chose de très rassurant dans une résistance à l’inadmissible. Mais, il y a aussi quelque chose qui relève de la plus profonde fumisterie hypocrite. Ici, chez le nous, nous sommes déjà et depuis longtemps épiés.
L’ordre aime l’euphémisme : ne dites pas, « nous sommes espionnés », dites « nous sommes sécurisés. »