L’indignation de Robert Badinter sur les dérives xénophobes du moment pèse tout en apparaissant un peu comme un pari risqué.
Que la voix d’un homme de principe qui a eu raison des coupeurs de têtes s’élève dans les manifestations ordinaires de la curée et de la chasse à l’homme, en ces temps où l’autre devient alternativement un danger et une proie, nous honore et me terrifie.
Plus que tout autre, Robert Badinter, incarne le principe républicain, le bien commun, c’est-à-dire un principe qui nous dépasse et qui nous lie : nous sommes plus que la somme de nos noblesses personnelles et de nos ignominies. La république de liberté, d’égalité et de fraternité fait société en posant théoriquement l’aliénation par la naissance, par le rang et par l’origine, insupportable.
Il est de ces voix qui font écho dans l’air du temps. Mais, aujourd’hui, la sienne résonne bizarrement comme si l’homme de principe avait la voix cassée.
Car, si le principe républicain dépasse, transcende, il doit tenir un mur fragile où le principe fait réalité, où la république protège et garantit, ne laisse pas le bien commun être dilapidé par les exploiteurs et les profiteurs, ne permet pas l’explosion des déserts des services publics, interdit les nouvelles favelas au bord de nos embranchements d’autoroute.
Ce n’est donc pas la parole de Robert Badinter qui me gêne, mais le point de vue à partir duquel il regarde la société : il me parait tragiquement théorique et détaché des urgences actuelles. En ce sens, il fait symptôme de la distance que les élites sociales démocrates ont gagnée, face à une réalité odieuse ; intransigeants sur le plan transcendantal, indignés verbalement sur tous les sujets nobles et généreux, ils sont incapables dans le présent de constater les menus catastrophes du quotidien, de résister concrètement à la marchandisation du monde, de lutter contre la stupéfiante montée des inégalités. Ils affirment des idées creuses, tautologiques, sans consistance en exhibant leur incapacité à faire changer la vie.
Ainsi, pour beaucoup, la haine s’amplifie, le jeu n’en vaut plus la chandelle, un pour tous et tous pour moi. Étant directement en concurrence à tous les niveaux les uns avec les autres, quelle nécessité peut-elle endiguer la haine première de l’autre et le repli sur soi ? Quelle séduction, quel impératif peut porter la république ?
Je suis donc très dubitatif sur les idées de contre manifestation. Manifestation, contre-manifestation, réforme, contre-réforme. Si le rituel de l’exorcisme et du désenvoutement peut nous faire gouter à l’air frais du printemps qui arrive, tant mieux. Mais je crois que le remède à la peste est à chercher dans d’autres médecines plus profondes.