Le redécoupage territorial rencontre fortuitement de bien curieux débats locaux : au moment où Rhône-Alpes et Auvergne sont en voie de fusion, un député UMP de Marseille souhaite débaptiser une place Robespierre en place Nazet, couple éminent de musiciens locaux dont l’aura doit striduler au mieux aux confins de la place provençale. On trouve là l’illustration parfaite d’un double mécanisme en œuvre : la standardisation et par contre coup, la vénération du terroir.
Comme tout discours idéologique, la modernité implacable nous écrase sous le poids de sa naturalité et on n’est pas loin de raser les murs tellement nos archaïsmes font peine à voir sous le soleil du progrès ; le souffle Rhône Alpes Auvergne, normalement, ça devrait me faire baver au minimum.
Fort logiquement, il faudrait dire ici que la région, versus Hollande et l’Europe, n’est pas un territoire, c’est un espace d’administration qui compile toute la panoplie du management. Citons pêle-mêle, la stratégie, le développement, la cohérence, la compétence, l’efficacité et autres bimbeloteries libérales qui font que chaque endroit, chaque individu sont un lieu d’investissement d’une rationalité pensée au-dessus d’eux. À l’extrême limite de la compréhension, on peut même se dire que la démocratie n’a pas sa place dans cette sublime architecture, non qu’elle ne soit pas respectable, mais qu’elle ne sert tout simplement à rien. Y aurait-il besoin de débats en ces nouveaux systèmes, que nenni. Des brainstormings, des réunions motivationnelles et des conseils d’administration suffiront largement au sein de la région entreprise. Simplement, ce dont il faut s’inquiéter, c’est, en fait, la question de l’égalité républicaine qui est attaquée, à travers la mise en sommeil de l’État. Je ne cherche pas à idéaliser l’Etat qui est, à certains endroits, un monument d’inertie et de copulation des élites, mais les régions, ça fait étrangement penser à l’Europe en matière de désintérêt, d’abstention. Il est donc très intéressant de poser les régions comme un morcellement cohérent qui s’appelle en fait « diviser pour mieux régner ». L’évidence de la boulimie régionale est le top départ d’une capitulation qui fait verser dans l’automatisme ce qui devait appartenir au débat démocratique. L’égalité ne se pose plus comme un principe, une nécessité, mais comme une opportunité factuelle, un item d’évaluation des bonnes pratiques. Donc, littéralement, dans cette affaire, le vote est superflu, on ne choisit pas son quadrilatère de soumission.
Les exemples fourmillent de ces dérives. Qu’il s’agisse de la Sécurité Sociale, de l’Éducation Populaire, la revendication de solidarité se dilue dans un gloubiboulga de prestations individuelles, qui, dès lors qu’elles ne résonnent dans aucune histoire et aucun projet collectif, deviennent des proies pour la concurrence libre et non faussée. Heureuses, les régions qui n’auront pas de vieux impotents perdus dans la montagne, heureuses, les régions qui n’auront pas d’immigration, heureuses, les régions, dont le dynamisme dans la compétition internationale, les mettront en relation avec d’autres régions trop dynamiques dans la compétition internationale. Mais que dis-je, pour lutter contre les distorsions, il y a la péréquation, mot moderne qui permet de maintenir la tête sous l’eau des malchanceux tout en leur faisant avaler une couleuvre.
Je sens la gravité du moment. L’état social s’est bâti sur l’espoir d’une paix durable après la boucherie et les drames et c’est le bruit des bottes, l’acceptation du combat capitalistique qui aujourd’hui ouvre le feu. Il y a de l’ennemi dans l’air, de l’impie à bouffer, du terroriste à trucider, du différent à réduire en miette, du concurrent à exterminer ; on sent bien que le charcutage a des échos martiaux, des odeurs de défense passive. On a critiqué la dérive de l’Europe vers un no man’s land social et les régions s’y engouffrent avec volupté. Il y a l’horreur d’un non pensée qui attache l’idée d’humain à un arbre, sur un parking pour aller faire son marché mondialisé
À l’opposé, face à la désespérance, au besoin de reconnaissance, les bateleurs du local, là où les histoires racontent, où la mémoire est mieux partagée, où les traditions ont lié des populations, racontent une fable édénique ou l’individu s’inscrit dans des épopées fantasmées, des allégeances avec le passé, des microsystèmes qui hurlent leur vérité agressive, leur singularité cadenassée.
Pris en étau entre des potentats locaux, désespérément cloisonnés et une coquille régionale, largement hors de portée de voix et bien inconsistante sur le plan de l’échange et du lien social, le choix n’existera qu’entre une proximité sans pouvoir, campée sur des estrades pour nous exhiber jusqu’à la caricature ses spécialités et une logique de la froide décision, appliquée scientifiquement de Dunkerque à Marseille en passant par Aurillac et Bordeaux ; il s’agira alors 14 fois ânonnées de contenir les déficits, de freiner la dépense, d’ouvrir la concurrence, d’optimiser. Paradoxe d’une démultiplication qui clonera le même script et qui reproduira à petite échelle, les mêmes inepties que l’organisation européenne.
On ne saluera jamais assez les divers renoncements de la sociale démocratie qui fait montre d’un zèle exquis en matière de démantèlement de la république.