La dissolution des frontières est une marque de l’époque. Les anciennes étanchéités foutent le camp et recomposent un paysage qui pose plusieurs questions. La vie est-elle devenue un champ indifférencié où se télescopent le privé, le public, l’intime, le politique, le global, le particulier, le tout ? Ou bien cette mise généralisée sur la table indique-t-elle la constitution d’une cave à secret, à pouvoir encore plus étanche, plus invisible ? Dans cette deuxième hypothèse, le théâtre de marionnettes jouerait un rôle d’amuseur public, un mirage de transparence sur lequel se jouerait la belle question : qu’est-ce qui du secret de l’autre m’insupporte ? De quoi son opacité me prive-t-elle ? Quel est son droit à la dissimulation ? Peut-il me priver de le posséder ? Est-il toujours aimable, gentil avec moi, même en mon absence ? Me manipule-t-il ? Comment vivre si je ne sais pas tout ? Par un curieux mouvement, le consommateur de médias est convoqué à un rôle boulevardier du jaloux maladif.
Deux facteurs semblent participer à la composition de la croûte : l’enregistrement et le piratage dans la mesure où ils réconcilient deux thèmes apparemment irréconciliables. À la reconnaissance, à l’inscription visible que l’enregistrement suscite répond la transgression du piratage. Étrange monde où les opposés se rencontrent, quelque chose de l’horreur du dépassement des contradictions, une dialectique folle qui les résoudrait en détruisant le réel. J’ai droit à la transgression, j’ai accès à tous les corridors de la réalité et ce droit est enregistré.
Se saisir d’une conversation avec le vieux dictaphone planqué, c’est donc aussi mettre devant quelque chose qui était derrière anodin, banal. Y a-t-il besoin de faire ce charivari pour découvrir avec extase que notre langue est aussi une langue de putes ? Que derrière la convenance des codes sociaux se planque un océan de mauvais sentiments qui nous autorise à mal parler, à ne pas être toujours le bisounours de service ? Tant qu’il s’agit d’une méchanceté ordinaire, une forme de distinction à des fins de positionnement au plus haut dans le génie humain, je m’en foutrais un peu, j’ai aussi mon mur des cons. Dès lors que l’intention du secret est de préparer nos aliénations, nos exploitations, nos servitudes, là, le lanceur d’alerte doit faire son boulot. Mais Buisson est tout sauf un lanceur d’alerte, c’est une vieille commère insignifiante que l’indigence des institutions a mis sur un trône ce qui en dit long du délabrement démocratique. Buisson a un égo démesuré, il a volontairement laissé les cassettes et il nous dit : « j’étais l’ombre la plus parfaite et regardez tous ceux que je servais, les puissants, comme ils sont nuls et cons ». Buisson vient nous mettre sous le nez qu’il est le plus fort, le meilleur avant le beurre, le tireur de ficelles et tout le monde s’en fout.
Du côté du piratage, ce serait un peu plus compliqué : le piratage est une contestation du droit à la propriété. Pourquoi cette chose serait à toi, tu m’en prives ? Souvent, le piratage est fondé quand le droit à la propriété est manifestement exorbitant ou malhonnête ou quand la captation des richesses fait la famine de l’autre. Mais le piratage oblige à un style, le piratage impose le risque, une posture d’exigence. Le pirate consumériste ne peut à la manière de Tarzan fondre sur le navire du roi. Le nouveau pirate est parfois un petit ogre gavé dont les exigences sont insupportables. On aurait tendance à dire, bouge ton cul le pirate. Et pourtant, existe aussi une race de pirates aux taquets devant leur écran à titiller les nouvelles dominations.
Buisson n’est pas Médiapart, il n’y a là pas la curiosité de débusquer les injustices du monde, de mettre en évidence les carences de la dignité et du droit.
Buisson est notre secret de famille : tout le monde le sait et quand ça se dit, personne ne sait plus rien.