Depuis quelques temps, un nouvel avatar du nouvel ordre symbolique mondial envahit nos chaumières aux vingt heures, l’entrepreneur. Ce pantin ne ressemble en rien à une réalité quelconque. Sur le théâtre de marionnettes, il vient faire son petit numéro de travestissement. Je connais personnellement des êtres consistants que l’on dénomme artisans, chefs d’entreprise, commerçants, professions libérales mais l’entrepreneur sonne étrangement comme baroudeur, le petit soldat d’une croisade illusoire : l’entrepreneur n’est pas un métier, c’est une manière épique et tourmentée de gagner du pognon. Et il paraît qu’il faut bien ça, tant nos manières légitimes et ordinaires de gagner nos vies apparaissent vulgaires et sans intérêt d’une part, inefficaces d’autre part.
Agiter le chiffon rouge de l’entrepreneur devant la population grondante est une des deux versions de ce mythe des temps modernes, l’entreprendre. Sa version tauromachique.
Mais, quoi donc ? Dans un monde tétanisé par la crise, la stagnation, comment ose-t-on, par l’impôt, freiner l’élan de ce fol entrepreneur qui crée la richesse et l’emploi, imprime le mouvement perpétuel ? Si c’est comme ça, il s’en ira, l’entrepreneur, là où, la main d’œuvre est moins chère, l’imposition compréhensive, là où il pourra trouver sur des plages ensoleillés la juste récompense de sa branlette narcissique, souvent socialement complètement improductive. L’entrepreneur est une chialeuse indécente et méprisante (L’utilité sociale du sondage Parisotien, ex égérie du Medef éclaire la magnificence de certaines formes d’entreprise et leur apport pour le progrès de l’intelligence humaine. Lorsque l’entreprise rime avec emprise.)
La version tauromachique induit une vision de poupée de porcelaine qu’il faut manier avec précaution, on ne parle pas à l’entrepreneur comme à un simple humain. Il faut veiller à ne pas déranger sa géniale ébullition. Il ne faut pas l’embêter, éviter de provoquer même un soupir, tant ce soupir peut être démobilisant. Et ça peut mais tout foutre en l’air, bandes d’inconséquents ; vous ne vous plaindrez pas du chômage de masse, de l’endettement, de la faillite.
La deuxième version s’inscrit dans la naturalité économique, elle est la troisième mi-temps de la corrida : s’enrichir est une hérédité qui traduit la compétition inévitable, la concurrence libre et non faussée, l’homme n’est pas du lasagne surgelé mais dans l’humanité, se côtoient deux catégories : l’entrepreneur et l’entrepris. Pour le bien être de l’humanité, l’entrepreneur est un trésor, une espèce protégé. Ici, on peut marcher sur la tête des autres, se bouffer la gueule, racheter, vendre, plus valuer. Laisser faire, voilà le grand mot. Que toutes ces contingences sont pénibles pour l’entrepreneur qui n’a d’horizon que la perspective de son nombril proéminent. Au rayon des pathologies, l’absence de limites explose comme un symptôme initial, une oralité exceptionnelle.
Les êtres concrets que je croise sont loin de tout ça : envie de ne pas avoir de patron et en devenir un par défaut, souci de construire des savoirs faire, des relations avec les clients ou avec l’environnement, habiter un certain rythme d’activités. Tous ceux là ont en commun de vouloir prendre place en société, avec les autres, en lien. On ne parle pas ici de gens nés avec des cuillers en argent dans la bouche, de fonds spéculatif, de système auto-entretenu, on ne parle pas d’une vie qui regarde les hommes tomber.
Si l’entrepreneur n’est pas une poupée de porcelaine, son mythe croise celui de la poupée gonflable qui catalyse dans une hallucination délirante toutes les fausses espérances du moment : puissance, pognon, volatilité, absence d’empreinte, jeunesse éternelle. Nous sommes nombreux à n’avoir aucune envie de ces plaisirs là.