L’émotion et la foule ont souvent mauvaise presse. Elles désignent des instances influençables, versatiles. Elles s’illustrent tristement dans l’histoire quand des masses règlent leur compte à l’innocent comme si, en dernier ressort, elles ne pouvaient produire qu’une violence aveugle. Elles sont le repoussoir du monde intellectuel, du monde réfléchi, celui où on tourne sept fois la langue dans sa bouche, celui où une pseudo transparence de la pensée touche à la vérité plus vraie que vraie.
On fera ici l’hypothèse que le corps et plus particulièrement que le corps collectif possède non pas une vérité mais une authenticité. Le corps parle quand il vient dire les sensations de souffrance, de vie, de perte, de chaleur et de reconnaissance. Son territoire est la proximité. L’obliger à lui faire dire des mots qui l’excèdent, lui faire cracher le morceau, c’est lui faire injure. Ces moments sont parfaitement identifiables quand le souffle s’amplifie ou se rétracte, quand le cœur bat, quand la vision et l’audition gagnent en acuité, quand la présence de l’autre remplit de joie, quand les corps se composent et sont portés par d’autres corps. Même si cette parole peut sembler crétine, il me semble avoir vécu hier une grande bouffée d’innocence.
Je crois que les corps d’hier dans les marches venaient dire surtout ça, une certaine nécessité et un certain besoin de faire lien. Cela ne se propose ni comme une solution, ni comme une adhésion, ça se lit d’abord comme un témoignage et un refus. La réunion paisible triomphant de l’émiettement produit une idée éphémère de l’intelligence de la foule en marche. Contrairement à ce que j’ai pu lire, ce n’est pas une armée de moutons qui défilait mais un agencement d’êtres humains soucieux. Je suis content d’avoir été de ce moment.
Bien sûr, derrière toute cette force qui déborde involontairement de sens, quand la pensée fonctionne, elle va venir heureusement débusquer des illusions, des contradictions, de la manipulation, des risques, de la récupération. On voit bien la tentation des pouvoirs à produire des états de peur latents, l’appétit des experts à vendre la généralisation du contrôle social avec son bazar d’équipements lucratifs, l’impudence de nos intégrismes à se prévaloir du divin politiquement correct, l’aveuglement meurtrier des guerres de civilisation, la dissimulation très organisée des exploitations économiques.
Rien n’est réglé, tout est à faire, des pans entiers de la population n’adhérent pas à l’unanimité au long cours et sont amers mais quand l’intelligence au travail lorsqu’ elle n’est pas un ressentiment peut regarder la foule avec une certaine connivence, des alliances utiles se font et de la force émerge.
On se gardera de faire un culte devant Charlie comme devant un nouvel évangile, d’acheter les reliques des marchands du temple. S’il y avait bien un journal de l’imperfection, c’était celui-là mais on voudra absolument conserver ce trésor de dérision, de relativité et de rire. Charlie devait mourir de sa belle mort économique, de sa fragilité, évitons de lui voler son testament. Peut-être que les enfants de Charlie ne s’appelleront pas Charlie.