Et si nous nous coltinions l’idée d’intérêt général. Nous serions par conséquent obligés d’aller creuser le contenu du contrat social, celui qui fait que des citoyens sont reliés sur un territoire, des territoires, autour de valeurs républicaines celles qui imposent un statut spécifique, garantissant une identité et une force par rapport à l’intérêt particulier, à la somme des intérêts particuliers. L’oubli de ce constat initial nous fait foncer droit dans tous les murs de toutes les haines ordinaires. S’effondre silencieusement un grand pan des solidarités quand s’exacerbe la compétition effrénée de chacun contre tous. L’amnésie devient couteuse au sens où si tout ne se paie pas, tout ce qui se donne se paie au prix fort en matière de dépendance, l’humain devenant un privilège et l’esclavage la règle. Nous n’en avons pas fini avec les nouvelles lapidations et les modernes exterminations. Passer en dernière position au hit-parade du droit à exister devient un danger mortel, n’est-ce pas les Roms et les vieux clochards et les travailleurs pauvres et les exclus de longue durée et tous les autres ?
Basiquement, on peut considérer que beaucoup d’enjeux ont à voir avec la dissolution de l’intérêt général : les autoroutes, une partie de la grande industrie étaient déjà passées avec armes et bagages au privé, mais c’est dans un champ plus proche et plus intime (santé, vieillesse, loisirs, culture) que le vautour s’apprête à atterrir. La répartition va se faire bouffer avec la solidarité en prime, la capitalisation avec son juste prix de capitalisation boursière, ses fonds de pension avec leur rentabilité à deux chiffres, gagne méthodiquement. On voit bien le mécanisme : les sociales démocraties assèchent la baignoire en coupant l’arrivée d’eau et les libéraux constatent bruyamment qu’on ne peut plus se laver chez les collectivistes, mais que, chez eux, il y a du bain relaxant à volonté pour peu qu’on leur file le pognon. Laisser entendre qu’il n’y en aura pas pour tout le monde et vous aurez gagné des parts de marché.
Le déplacement de la prédation a des effets dévastateurs : quand l’être se sent menacé dans ses besoins, il est mûr pour chercher son seigneur et tous ceux qui empêchent les affaires de tourner en rond apparaissent comme des brutes rétrogrades et des oiseaux de mauvais augure (les méchants syndicats en l’occurrence). Penser son corps, sa maladie et son vieillissement, sa mobilité n’est pas facile et il faut surtout que ça roule à n’importe quel prix, il faut empêcher la peur. Et du coup, ouais, ça peut donner des sondages à 80 % contre le droit de grève, 95 % pour la réduction des libertés publiques, 100 % pour le jardin d’Eden. Je vous conseille la remarquable émission d’Yves Calvi sur la cinq, perroquet de la pensée unique, ça vaut largement Alain Peyrefitte. Dans ce schéma, l’ennemi, c’est l’archaïque public puisqu’il empêche la bonne circulation des capitaux et leur juste rémunération. Comme dit le proverbe, il faut se méfier de l’eau qui dort, surtout quand, elle ne dort pas et surtout quand elle ne coule pas dans les bonnes poches et il vaut mieux avoir les moyens (les chiens de garde les ont)
On imaginait à tort une structure d’État en capacité d’opposer une résistance à cette lamentable immondice. Et bien pas du tout, bien au contraire. Les meilleurs amis de la marchandisation généralisée se trouvent bien installés dans la place, dans les directions des Ministères et Bercy vire à la caricature, mais d’autres, plus inattendus, ne sont pas loin derrière (on pense aussi à la Santé, aux Affaires sociales, à la Culture). Le génie du haut fonctionnaire échappe aux pesanteurs du temps ; il picore, il va, il vient, du privé au public, traverse la disponibilité rémunératrice, l’indisponibilité défrayée scie allègrement la branche sur laquelle il n’est plus assis puisqu’en cas de chute, il retombe prestement sur un moelleux matelas.
Par quelle folie du moment, rien n’interroge rien de cette aberration. Comment des gens, payés grassement à soutenir l’État peuvent-ils à ce point le mépriser et contribuer à sa destruction ? Ce qui insupporte est à la protection exorbitante dont ils bénéficient. La protection du fonctionnaire est indispensable lorsqu’elle sous-tend la spécificité de l’intérêt général, une temporalité différente de la course aux profits. Mais, dès lors qu’elle ne signifie qu’impunité, bassesses et compromission, ces protections se confondent à des privilèges.
Bien sûr, en d’autres temps, nous savons que beaucoup d’entre eux auraient préféré la tranquillité de Vichy au maquis, mais sans aller jusqu’à ces comparaisons sans doute outrancières, on aimerait juste qu’ils soient là pour ce qu’ils doivent faire, servir l’État et pas pour se servir de l’État ou dirons-nous, pas pour se servir sur la bête.