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Billet de blog 28 juillet 2013

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Modernité de la catastrophe, l’Espagne en cobaye

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le récent accident ferroviaire de Compostelle signe une nouvelle fois la montée en puissance d’une nouvelle forme d’évènements dramatiques ayant des répercussions inattendues sur l’existence humaine, le déraillement. Outre sa valeur incontournable dont la fonction est de nous signifier notre fragilité chronique, il vient s’inscrire dans une symbolique ou trois composantes s’articulent et s’amplifient : le réseau social, la caméra de vidéo surveillance, le Smartphone.

Remontons jusqu’au début du siècle précédent : la dramaturgie du Titanic était tout autre : un paquebot fier et clinquant, la vitesse pour traverser un élément océanique hostile, un capitaine déjà obsédé par la vitesse (le lien entre l’énorme et la vitesse comme vecteur de toute puissance du dirigeant), un fâcheux impondérable sous la forme d’un iceberg, des éléments climatiques défavorables. On a là quelque chose de l’opposition simple du naturel et du culturel. Plus intéressant est, peut être, l’annonce de l’évènement : l’appel de détresse, le morse, l’arrivée poussive des secours, la nécessité d’une reconstitution, le témoignage des survivants (témoignage, pour approcher l’exactitude des faits), la recherche et la découverte de l’épave des années et des années après. En fin de compte, quelques ombres, une vérité, un peu de mystère. Ce qui marque, c’est la distance entre l’évènement et sa transcription, son romantisme rétroactif.

Le décor de Compostelle étonne par sa différence : sa visibilité tout d’abord, son quadrillage technique, la marge très étroite d’imprévisibilité, le peu de poids de Dame nature dans l’affaire : littéralement, la mort au bout du tournant. L’après-coup est rapide, les informations affluent saturant et conditionnant les espaces de compréhension. Et tout converge sans malice vers l’humain d’abord, la faute du conducteur. Chasser le naturel, il s’enfuit au galop. Mais on quitte rapidement, l’hypothèse de l’endormissement, de la faille technique pour rentrer illico dans une autre histoire passablement dérangée ou affects et imaginaire débordent à travers les trois outils énoncés précédemment.

  • Le réseau social d’abord, le capitaine du vaisseau à roulettes a un compte Facebook et quelques amis.  Comme les petites filles de 12 ans qui affirment leur majorité, comme les adolescents falots qui viennent déclarer leur adoration du nazisme et des armes à feu, il vient déclarer sa flamme pour la vitesse et la transgression. Lui roule vite quand il faut rouler doucement. Pour une minorité, Facebook trouble les repères. Quand on est ce qu’on n’est pas dans un monde virtuel, ça empêcherait de le devenir en vrai. La ritournelle psychologique d’il vaut mieux le dire que de le faire s’avère inopérant. On n’endosse plus le costume d’un rôle pour jouer, on fait des tours de chauffe pour passer à l’acte ce qui permet de tirer dans le tas et de prendre un virage à une vitesse surhumaine. Le Dark Vador ibérique a réussi son coup.
  • La caméra de vidéo surveillance ensuite ; située dans le virage, elle donne une image étrange de la catastrophe ; silencieuse, presque irréelle, elle laisse voir le virage raté et une masse qui se désagrège, explose. Bizarrement, elle suggère qu’elle était là pour la catastrophe et qu’on avait dévolu à cette machine enregistreuse, le rôle du témoin.
  • Le Smartphone , enfin : ce moment bizarre où on l’aperçoit des gens parfois ensanglantés, fixer un écran pour prendre des clichés en étant eux-mêmes photographiés par d’autres personnes elles-mêmes en occupation de Smartphones. Comme ces protagonistes ne sont ni reporters ni cameramen, une image incompréhensible, brouillée, surchargée apparait en flou. Il n’y a rien à faire voir que de montrer qu’on était là pour le voir.

Tout cela a une cohérence involontaire : elle articule la réalisation d’une volonté de puissance dans l’objectivité de la technique et l’empathie de la position victimaire. Elle clôt une succession d’instants qui se suffisent à eux-mêmes où le temps et la responsabilité s’estompent.

Entre le Titanic et Compostelle, une mince différence : celle qui distingue le deuil de l’équarrissage.

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