Reposer les questions de la limite des arts est une question bizarrement moderne. L’art peut-il tout dire semble interroger ses détracteurs, non pas l’art en général mais l’art particulier d’une installation, d’une performance, d’une pièce. Et si l’art peut tout dire, est-ce encore de l’art, l’indistinction étant le contraire de la distinction ?
Pas grand monde ne conteste les vertus esthétisantes, subversives, décapantes ou distrayantes de l’exercice mais l’actualité nous ramène souvent aujourd’hui à des frontières personnelles à ne pas franchir.
Pour ma part, j’avais été horrifié à l’idée même d’une exposition de cadavres humains, exhibés dans des postures qui permettaient de gouter à l’esthétique des muscles et des viscères. Ma réponse avait consisté à ne pas me rendre visiteur de cette expo comme si le simple fait d’en avoir eu connaissance m’avait contraint à un positionnement insatisfaisant, mâtiné d’un certain sentiment de honte et de lâcheté. Que faire quand on sait ? A qui le dire et que dire ? L’acidité d’une situation de deuil personnel à ce moment-là avait sans doute cristallisé mon mal être
La virulence du débat est d’autant plus curieuse que les institutions en œuvre dans la société sont de moins en moins soucieuses de précautions : les informations nous montrent les images les plus sanglantes et les plus transgressives au nom de la transparence, les sciences peuvent bousculer toute la stabilité des identités traditionnelles, la question de la rentabilité et du profit devient l’indicateur incontournable. En permanence, donc, les questions de mort, de violence, de sadisme, d’esclavagisme s’inscrivent directement en notre sensibilité même au quotidien.
Si l’on postule hardiment qu’à travers ses différents moyens, l’art est une représentation qui va du miroir à la répétition en passant par mille autres possibilités dont la recomposition, la reproposition, l’interprétation, l’amplification, la désertification, on peut s’étonner que la « copie » provoque des réactions plus radicales que celles qui devraient s’appliquer aux « originaux »
Le fait de s’en prendre à une représentation montre en creux l’importance de l’expression artistique. C’est en effet une scène de révélation qui nous met à tort ou à raison devant une nudité ou une vérité dont on ne peut pas se détourner. C’est littéralement, le recul proposé qui nous permet de voir une partie des enjeux masquée par l’habitude et le conditionnement ou bien la crudité des situations et des faits. Evidemment, je ne souhaite pas aux artistes d’éponger les réactions et les colères de la représentation mais d’une certaine manière, les excès des spectateurs leur donnent raison. A un petit endroit du couteau dans la plaie, ils ont tapé juste. Et la fonction serpillière qui autorise à dire, ce que la réalité ne peut pas dire joue sa partition à plein.
On ajoutera bien sûr que l’art n’est pas congénitalement génial. Il y a dans la tête de chacun et dans les représentations collectives, de la croûte, de la complaisance, du prétentieux à revendre, du fric à faire. On ajoutera aussi que le repli dans la beauté éthérée et universelle constitue une louable ambition reposante et légitime.
Mais, on se demandera pourquoi la chasse aux sorcières revient avec cette virulence, pourquoi un sapin vert est forcément un godemichet, pourquoi une mise en scène de l’esclavage est de l’esclavage, pourquoi parler du Christ et de Mahomet est un blasphème ?
La rumeur apparait dans ces conditions comme une composante de la création quand elle ne nous invite pas à choisir entre le gang des iconoclastes ou la tribu des iconophiles.
Le repli apparent , dans nos sociétés, de la censure qui marque une extension de la servitude est remplacé par la réponse directe du consommateur d'art qui vient dire son désarroi que le produit proposé ne réponde pas à ses attentes et à ses codes.
A l’heure où les possibilités techniques nous ouvrent en théorie des espaces illimitées, cette obstination de l’humain à se circonscrire et à s’habiter est un beau moment artistique et anthropologique mais un moment risqué.