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Billet de blog 31 août 2013

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Les chiens de Navarre comme grandeur du théâtre.

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Je sors, bouleversé, d’une représentation des chiens de Navarre, au festival d’Aurillac, il y a quelques jours. « Quand je pense qu’on va vieillir ensemble ». Cette troupe a l’immense talent de jouer, sans précaution, mais non sans pudeur, ni amitié, l’horreur dans l’ordinaire et la beauté dans le banal. Elle sécrète une subversion salutaire qui s’attaque aux contraintes que la société exerce sur nos corps et  à l’effroyable contention béate qu’on veut nous imposer : l’humiliation ordinaire dans les jeux de la performance et de la motivation, les inepties des slogans de la concurrence libre et non faussée ;  tout passe à la moulinette par le masticage dévastateur des stages de développement personnel et des modules de recherche d’emploi.

Grâce soit rendue à cette troupe qui nous suggère combien ce dressage moderne est une machine de guerre à domestiquer, hiérarchiser, à mettre plus bas que terre, à ridiculiser, à désespérer. Tout ce dispositif médiocre qui voudrait être un rêve. Toute cette prétention de rêve qui ne parle à personne. Les personnages nous montrent combien il est difficile d’être présent à ce monde, combien littéralement on est condamné à s’oublier. Ce focus mis sur la question du corps est une intuition géniale. Se dévoile ainsi le méticuleux conditionnement pour imposer un modèle muet, autour de nébuleuses et improbables valeurs qui nous sont étrangères. On voit ainsi comment s’élaborent les nouvelles aliénations : nous ordonner des postures impossibles à habiter

Sacrilège ! L’humain en son social véridique est un aussi un animal, un chien souvent qui jappe, flaire se met sur le ventre et fait l’amour aussi  avec tendresse. L’innocence de la bête douce se heurte à un monde incompréhensible, de codification et d’exclusion redoutables. Produire jusqu’à la saturation, des signes d’adhésion à l’asservissement, voilà qui peut faire pleurer ou engendrer la rage.

Et que nous reste-t-il,chien doux que nous sommes, quand nous stationnons  dans la quiétude de notre entre-nous ? Les Chiens de Navarre nous font baigner dans un nuage rose ou un homme et une femme, mi-plante, mi — bête, nous parlent modestement du hasard, de la nécessité, de la douceur de vivre.

Le chien n’est pas la seule alternative, l’enfant en est une autre en sa grande naïveté dans un mouvement qui cherche son plaisir ; il pousse jusqu’à sa plus lointaine limite, les ramifications de son jeu, il agit en cruauté innocente et vit ainsi un rapport à son corps jouissif et moins contraint : jouer avec son sexe n’est certes pas très productif, mais constitue un incroyable terrain d’exploration. Cendrillon, Lapinou d’avant le prince charmant, d’avant celui qui induit la norme sociale et ses mensonges collatéraux

On pourrait, après un moment de décompression, reprocher à la pièce d’être définitivement déprimante en posant une irréductible distance entre nos identités profondes et le monde dans lequel nous sommes plongés. Peut être au contraire, on nous indique avec précision les poches de résistance qui nous permettent de survivre en acceptant l’enfant et le chien qui sommeillent en nous en quelque sorte.

Les chiens de Navarre sont les magiciens de la distance : en nous liant  à ce qui nous paraissait loin et qui nourrit notre pain quotidien, en nous éloignant de nos évidences qui finalement nous sont très étrangères, voilà du bel et bon théâtre à saluer. 

Si vous les voyez passer, ne vous privez pas de ce moment de pur bonheur.

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