On ne les voit pas, on enparle encore moins... Pourtant, les derniers lépreux turcs sont toujours là,estimés à 2546 en 2010. Durant près de 30 ans, ils ont pu être soignés grâce audévouement sans faille de la défunte Dr. Türkan Saylan et des quelques associationsimpliquées. Aujourd'hui, le Ministère de la Santé, jugeant leur cascomme un problème de second ordre, a décidé de fermer l'Hôpital de Bakırköypour les transférer dans une section dermatologique d'un autre établissementhospitalier. Ignorant au passage toutes les conséquences néfastes d'un tel choix.
(Texte par Pierre Benedetti - Photos : Delizia Flaccaventoet Internet)
« Avec ces photographies, nous avons vouluattirer l’attention sur leur détresse. Teşekkürler (merci) pour votreprésence.» Ce samedi 30 janvier 2010, la photographeitalienne Delizia Flaccavento remercie chaleureusement la cinquantaine depersonnes venue apprécier le fruit de son travail : l’exposition « Hold myhand, living with leprosy », réalisée en collaboration avec la documentaristeAysegül Taskent. Au deuxième étage du Yunus Emre Cultural Center d’Istanbul, latrentaine de clichés, pris dans la ville stambouliote et dans l’Est, où seconcentre une majorité des malades, heurte l’œil par son humanité. Salved’applaudissements, yeux émus qui se mêlent aux sourires, le tout dans uneambiance chaleureuse durant laquelle les petits canapés et le çay (thé) accompagnentles remerciements appuyés. Parfum de victoire. Éphémère. L’inquiétude neparvient pas à s’échapper des visages. Trop pesante, trop présente, et surtouttrop proche, qui pourrait ignorer la menace ? « Le Ministère de la Santéveut transférer Bakırköy dans la section dermatologique d’un autre hôpital »,confesse le Dr. Ayşe Yüksel, présidente de l’Association contre la lèpre(Cüzzamla Savaş Derneği), depuis le décès le 18 mai 2009 de la fondatrice del’organisation, le Dr. Türkan Saylan, une icône de la lutte contre cettemaladie.
Dans le ton de sa voix, on décèle latristesse de voir une page se tourner. Trente années d’un combat de tous lesinstants, balayées du revers de la main de l’indifférence. Car, oui, « leslépreux de Turquie n’ont jamais trôné dans le haut de l’agenda des prioritésgouvernementales », concède le ton las mais non résigné, le docteur Yüksel.Encore moins maintenant : avec actuellement une trentaine patientsactuellement, et un seul nouveau cas décelé l’année dernière, « cetteactivité n’était pas rentable aux yeux de l’État qui est aujourd’hui obnubilépar l’économie, la croissance et prend la direction de la privatisation sans sesoucier des habitants », explique Ayşegül Taskent, professeur de réalisation dedocumentaires à la Bahçeşehir Üniversitesi.Évidemment, cette « vérité » des chiffres ne tient pas compte du suivi desmilliers autres patients. Mais est-ce vraiment une nouveauté ? Déjà, en 1976,il a fallu que le Dr. Türkan Saylan remue ciel et terre pour obtenir la créationd’un hôpital, à Bakırköy, en banlieue d’Istanbul, afin de donner dessoins adéquats à ces victimes de la lèpre, le cüzzam, une bactérie aussiappelée Mycobacterium leprae, découverte en 1873 par le médecinnorvégien Gerhard Hansen.
Un peu comme des animauxgaleux
À l’époque, personne ne parlait decette maladie qui se peut se présenter sous deux formes cliniques (lèpretuberculoïde, non contagieuse et lèpre lépromateuse, contagieuse et àl’évolution clinique sévère) pouvant associer des lésions cutanéo-muqueuses etneurologiques, allant jusqu’à entrainer des mutilations graves. Aucunestructure adéquate n’existait. Installés au départ dans le dispensaire d’Unkapanı, les patients ont été par la suite enfermés, àl’écart, dans un département psychiatrique d’un autre hôpital de Bakırköy, au service 28.Un peu comme des animaux pestiférés, sans la volonté de les traiter. De fil enaguille, un noyau de volontaires s’est tissé autour de cette « maladie del’extrême pauvreté », présente dans 91 pays, majoritairement dans une douzainede pays d’entre eux en Asie et en d’Afrique, mais aussi en Europe, comme parexemple en Roumanie, Grèce, Italie, Espagne, Portugal… D’abord, le programme «National leprosy control » a vu le jour, impulsé par l’Association de luttecontre la lèpre, la Faculté de médecine d’Istanbul, et même le Ministère de laSanté, qui s’est toujours limité à ne subventionner que les frais médicaux,tels que les salaires des médecins et des infirmières – peu élevés par rapportaux autres coûts, notamment paramédicaux et concertant l’aspect social du suivipendant et après la guérison. C’est aussi à ce moment moment-là qu’une base derecensement a été créée en collaboration du Centre pour la recherche sur lalèpre d’Ankara, sous la direction du docteur Atıf Taşpınar.
« Un traitementqui ne se limite à la seule partie dermatologique »
Imaginez ensuite la révolution avecla création de l’Hôpital de Bakırköy: près de soixante-dix lits disponibles,des salles de consultation (avec appareils radiologiques, ophtalmologiques,dentaires, orthopédiques…), un bloc opératoire, un atelier de confection dechaussures au sein duquel Kadir Usta a fabriqué plus de 2500 prothèses pourchaque patient du pays ayant les mains et les pieds souvent réduits à desmoignons, un vestiaire destiné à récolter des vêtements usagers en bon étatdans le but de les redistribuer aux familles, et même une crèche… Tout ça,dorénavant conjugué au passé. « Le Ministère assure qu’ils conserveront tousles employés et les services offerts, mais c’est impossible. C’est erreur depenser que le traitement se limite à la seule partie dermatologique. Il y a levolet social, qui prend énormément de temps et qui est tout aussi capital »,assure Reyhan Uzdil, médecin qui officie au sein de l’association depuis 1990.Que faire des patients après le traitement, qui se révèle d’un coût peu élevé,nécessitant des médicaments peu sophistiqués, et qui enraye le foyer bactérienet le risque de contagion dès la deuxième semaine ? Comment les aider à retrouverdu travail et passer le cap de la honte des séquelles physiques, synonymesd’exclusion de la part des autres ? Sans assistance, les questions restent sansréponse.
Une fois passée la deuxième phase deguérison, beaucoup plus longue, allant de six mois à deux ans, avec souvent descomplications (neurologiques, dermatologiques, ophtalmologiques, orthopédiques,diabète, sans parler des ulcères…), le patient est guéri. Mais toujours aussivulnérable. Dans le regard des autres, il lit le dégoût, le rejet, un ostracismelui fermant toutes les avenues, le laissant au carrefour de la dépression, duchômage et tout simplement de la tristesse. Comme par exemple Ayşe, bien conscienteque malgré aucune séquelle physique, son visage aux traits fins et sa longuechevelure brune, elle ne trouvera jamais de mari dans son village de Topaktaş,dans la province de Yozgat, entre Kayseri et Sivas, oùdeux lépreux ont été recensés. Elle pourrait hurler, de toutes ses forces, tousles jours, ce que les médecins de l’hôpital disent : que la lèpre n’estcontagieuse que si les personnes en contact présentent une déficienteimmunitaire spécifique à cette bactérie ; qu’elle ne se transmet pas desparents aux enfants mais plutôt dans des endroits froids, humides et peuplés ;que la contagion touche surtout des jeunes enfants majoritairement de moins dehuit ans et quelques adultes contaminés dans leur enfance par cette bactérierestée « en veilleuse » avant de se réveiller – parfois vingt plus tard, parexemple, lors d’un accouchement… Rien ne laisse envisager qu’on puisse lacroire.
L’importance duvolet social
Le plus dur commence toujourslorsque le patient pose un pied en direction de la sortie de l’Hôpital de Bakırköy. Difficile de lenier, même pour la bureaucratie du Ministère. Et c’est ce travail qu’a assuré,qu’assure, et que peine aujourd’hui à maintenir l’association. Offrir une priseen charge jusqu’au décès - un soutien unique dans les pays où sévit encorecette maladie qui touche 700 000 nouvelles personnes par an, soit une toutesles minutes -, et ce « à un coût bien supérieur aux financements de l’État», explique Emmanuelle Ragazzi, une bénévole. Toute sa vie, le docteureSeylan s’est battue pour que l’on mesure l’importance du volet social. Que cesoit les frais de voyage pour cause de traitements, le financement de projetspour faciliter la réinsertion des malades dans leurs villages en leurfournissant les moyens de subvenir à leurs besoins (attribution de vaches oumoutons, petit fonds de commerce, kiosque à journaux, activités de tissage detapis, ateliers de couture, projets agricoles et d’apiculture), le paiement desprimes d’assurances sociales des plus âgés jusqu’au linceul, ou le paiement descotisations de retraites manquantes afin de bénéficier d’indemnisationspleines… Mehmet en est l’exemple vivant. Ayant contracté le cüzzam àvingt-deux ans, ce dernier lépreux du village de Kosebasi, près de Van,bénéficie toujours d’un support à 79 ans.
Soixante-dix-septenfants scolarisés
Jamais un patient n’a été oublié, délaissé. Lesadultes, comme les enfants, durant leur séjour à Istanbul apprennent un métier(jardinier, maçon…), à lire et à écrire. Tahir en fait partie. 40 ans, et lesourire reconnaissant de la chance qu’on lui a donné. Autre preuve que larentabilité se chiffre différemment selon les lentilles que l’on utilise :soixante-dix-sept enfants ont été scolarisés en 2009 grâce aux bourses del’association. « Ce travail social, plus que jamais menacé par la fermeturede Bakırköy, doit continuer pour les milliers de patients qui restent. Rienn’est terminé. La lèpre affectera leur quotidien jusqu’à leur derniers jours »,tient à rappeler Emmanuelle Ragazzi. Surtout au regard des mentalités. Biensûr, du chemin a été parcouru depuis « l’époque où l’on pouvait apercevoirdes fillettes dans les enclos à chèvres », confesse le Dr. Reyhan Uzdil. Ilest certes de nos jours plus aisé de convaincre les habitants des villagesreculés de venir se faire soigner à Istanbul. Mais la peur prédomine toujours.
Il faut donc les aider à retrouver une certaineconsidération sociale à l’égard de la communauté et de ses préjugés négatifs.Casser les chaînes de l’ignorance et de la
- Diaporama de Delizia Flaccavento
http://www.photophilanthropy.org/slideshow/gallery_deliziaflaccavento.php
Lecœur sur la main
Tout au long de sa vie, le Dr. Türkan Seylan n’ajamais baissé les bras, même malade, dans son combat pour insuffler un peu dedignité aux déshérités de la Turquie, des lépreux aux jeunes filles des régionsrurales, en passant par les enfants des rues.
Il suffisait de voir ses funérailles, en mai 2009,dans le quartier stambouliote de Şişli, pour mesurer l’importance de sonaura dans la société civile turque. Marée humaine, larmes, tristesse et surtoutremerciements, éternels pour une âme qui l’est aujourd’hui tout autant dans lecœur de milliers de personnes, de tous horizons, de tous âges. Justerécompense. Sa vie, cette agrégéede dermatologie l’a dédiée aux autres, ceux que l’on ne regarde pas, ou peu.
D’abord,les lépreux, pour qui elle s’engage dès l’âge de 22 ans, dans une action auprèsdu Ministère de la Santé, de la Faculté de Médecine et des milieux sociaux pourque l’existence de la lèpre soit publiquement reconnue en Turquie et que l’onpuisse traiter ces malades dans un hôpital spécifique. Cette maladieoccupera, jusqu’à sa mort, une place primordiale dans son action. Qui la mèneraà être directrice de l’hôpital de Bakırköy pendant 24 ans – jusqu’à se retraite, présidente del’Association contre la lèpre, cofondatrice de l’Union contre la lèpre,conseillère de l’OMS…
Plus d’une fille, encore adolescente ou devenue femme,a dû aussi verser une larme. Le Dr. Türkan Seylan a changé leur vie grâce lacréation en 1989 de son Association pour le Support à la Vie Contemporaine (Çadas YaşamıDestekleme Derneği), connu pour son programme de subventions et debourses d’études qui a permis la scolarisation de plus de 58 000 enfants, enmajorité des filles des zones rurales. En guise d’adieux, celle qui fûtemportée à 74 ans, après dix-neuf ans d’un long cancer du sein, leur a écritune lettre qui résume le combat de toute une vie : « Toi, ma chère fille,cesse de te demander : pourquoi suis-je né fille ? et cherche à devenir lameilleure possible. » (1) Appréciée pour ses qualités de médiatrice, cette membre de de la CommissionSupérieure des Universités Turques a été également présidente de la Fondationpour la Culture et l’Education du Lycée de Jeunes Filles de Kandilli (KandilliKız Kisesi Kültür ve Eğitim Vakfı), tout en collaborant avec l’Associationdes Enfants de l’Espoir (Umut Çocukları Derneği) pour la réhabilitationdes enfants des rues.
Laïque convaincue et farouche opposante à uneislamisation de la société turque, la lauréate du Prix International Gandhi en1986, récompensée pour son engagement sur le terrain, a cependant connu une finde vie mouvementée, due à ses relations « tendues » avec l’AKP, le partiJustice et Développement. Plus d’une fois, on l’a accusée de conspiration, envue de participer à la préparation d’un coup d’état militaire contre le gouvernementislamo-conservateur. La police fouilla son appartement et perquisitionnadix-sept bureaux du CYDD. De nombreuses voix accusèrent les forces de l’ordred’avoir fait « disparaître les documents relatifs aux bourses de près de cinqcents filles » (2), qui perdirent de facto leur assistance financière.
Pour sa défense, le Dr. Seylan précisa, sur le siteInternet du CYDD, que « (son) organisation ne soutenait ni un coup d'étatmilitaire ni la loi islamiste, mais bien les idéaux laïques du père fondateurde la Turquie, Moustafa Kemal Ataturk ». Des principes qu’elle a cherché àdéfendre toute sa vie.
(1) http://www.rationalistinternational.net/article/2009/20090708/fr_3.html
(2) Ibid
Türkan Saylan avec le Pape Jean-Paul II en 1978
L'enterrement du Dr.Türkan Saylan, le 19 mai 2009, à Istanbul.
Türkan Saylan a aidé des milliers de jeunes filles turques grâce à son engagement et les associations qu'elle a soutenues.
Malgré un cancer du sein qu'elle a traîné durant près de vingt ans, le Dr.TürkanSaylan a toujours continué de venir en aide aux défavorisés de laTurquie: lépreux, enfants des rues et jeunes fille des régions rurales...