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Billet de blog 24 août 2010

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Thaïlande : L’avenue Rama IV s’enflamme

 Suite à l’encerclement par l’armée du camp de Ratchaprasong, au sein duquel cinq mille Chemises rouges restent retranchés, les combats se sont déplacés samedi 15 mai sur l’avenue Rama IV.

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Suite à l’encerclement par l’armée du camp de Ratchaprasong, au sein duquel cinq mille Chemises rouges restent retranchés, les combats se sont déplacés samedi 15 mai sur l’avenue Rama IV. Dans un décor qui prend d’heure en heure des allures de guérilla urbaine, des centaines de manifestants antigouvernementaux cherchent à encercler les soldats. Face au chaos qui s’installe et aux morts qui ne cessent de gonfler les statistiques, une issue pacifique semble plus que jamais improbable, voire utopique.

14 heures. Derrière l’odeur nauséabonde de plastique des flammes qui rongent les pneus au milieu de la route, un parfum à la saveur « Plongée dans le chaos » se fait sentir. Assis au sol dans une perpendiculaire de l’avenue Rama IV enfumée, au pied d’une agence Lumpini Thai Insurance, Paitoon mange en compagnie d’une vingtaine de protestataires. Les traits fatigués, la peau suinteuse sous l’effet d’une humidité caniculaire, il enfile à nouveau son masque sur la bouche et son casque, une fois la dernière bouchée de riz engloutie. « Allez, on y retourne, c’est l’heure de faire du sport », lâche-t-il, le sourire en coin. Autour de lui, des hommes majoritairement âgés entre 15 et 40 ans. Mais aussi des femmes et même des personnes plus âgées comme ce chauve à la barbichette tressée en forme de pic, typique d’un sage chinois de bande dessinée.

Certains se rafraîchissent, discutent, attendent patiemment. Et parfois même poussent des rires qui sont entrecoupés par les « pan » et les « boom » qui déchirent les lieux. Pourtant, la mort n’est pas très loin, à quelques centaines de mètres, un plus haut sur la route, juste au bout des canons des soldats, toujours tendus et sans renforts depuis la veille. Depuis jeudi, tout s’accélère, le décor a changé, les acteurs aussi. Les combats se déroulent désormais dans les rues, et les Chemises rouges n’ont plus le monopole des revendications qui souhaitent voir le Premier ministre AbhisitVejjajiva quitter son poste et déclencher des élections anticipées.

Panith n’est pas originaire de l’Isan, une région pauvre dont est issue une partie des manifestants. Contrairement à d’autres, il ne porte pas de bandana rouge, une couleur qui illustre bien la saignée que vit la Thaïlande depuis deux mois avec ses 54 morts et 1600 blessés, dont 15 et 500 seulement 48 heures après la blessure du général renégat Seh Panith, touché à la tête lors de l’offensive militaire à Ratchaprasong. Le jeune homme de 25 ans est de Bangkok. Look un brin tendance, lunettes fumées de marque vissées en dessous de son casque de moto, mèche en biais sur le devant… Sa présence, minoritaire certes, détonne avec le reste des protestataires. Mais elle est révélatrice d’un mouvement de contestation qui déteint sur d’autre « profil social » que celui des « Red shirts ».

Un front anti-élite semble se créer, ou plutôt trouve l’occasion de se faire entendre. « C’est vrai, je ne suis pas pauvre. Mais, comme tous ces gens, j’en ai marre de ce gouvernement et de cette élite qui méprise le reste de la Thaïlande. Nous voulons plus de démocratie », explique ce jeune travailleur d’un restaurant fast-food de la capitale, dans un anglais qui écorche la moitié des consonnes et voyelles.

À son image, un nombre impressionnant de moto-taxis, facilement reconnaissables à leur veste orange, occupe le front de l’attaque. Lance-pierres artisanaux à la main, confectionnés à partir de morceaux de bois, ils tirent partout, au hasard. Des roches, des billes, et des pétards en forme de boule de golf qu’ils allument. L’un d’entre eux, à vif, la voix enflammée, montre des balles tirées (cartouches longues et rondes) par l’armée. Avec ses mains, il essaie d’expliquer aux journalistes présents sur place « l’injustice » qu’il ressent, lui et ses acolytes : eux ne se battent qu’avec de simples armes, alors qu’en face on tire à balles réelles. « Look, look », crie-t-il, revanchard, à l’écoute d’un tir de fusil. Assauts, ripostes, blessés, morts… de chaque côté. Tout devient prétexte à une escalade de la violence.

Niché au coin d’un mur qui donne sur Rama IV, vers 15 heures, l’un d’eux fait parler sa soif de vengeance en lançant une roquette artisanale. Il jette un coup d’œil furtif. Aucune menace en vue, alors il se découvre d’un pas en direction de la rue. Et se ravise très vite à l’abri, lorsque des coups de M16 des soldats résonnent. La peur, elle n’est que temporaire. L’objectif reste inchangé. Quelques minutes plus tard, il recommence. Sa fusée s’envole dans le ciel, sans pouvoir dire où elle tombe, tant le nuage épais de fumée noir brouille l’horizon. Dans ce dialogue d’artificier, de nombreux manifestants affichent une attitude ambiguë face aux dangers. Ils savent qu’il y a eu, qu’il y a, et qu’il y aura encore des morts. Pourtant, ils continuent. Revendicatifs, sans baisser l’intensité de leur riposte. Le visage noirci de suie, les vêtements dégoulinant de sueur, les yeux hagards, rouges de fatigue, la saleté partout sur le corps.

Sur le front de l’attaque, en dessous du panneau affichant la direction de Sam Yan, la chaleur est insoutenable, l’odeur ignoble. Un homme distribue des masques et des bouteilles d’eau. Les combats sont cycliques, et épousent la forme d’une courbe sinusoïdale. Entre les périodes durant lesquelles les tirs se répondent de part et d’autre comme une partie de ping pong et les moments de pause bien appréciés, comme le prouve la rapidité avec laquelle certains se désaltèrent, il y a le ravitaillement. Des motos filent en partance du dessous de l’Expressway comme des flèches, avec au milieu de leurs cuisses des bouteilles d’eau, des sacs remplis de menus (parfois du riz avec du tofu, sans oublier le piment !), des fruits... Même les boissons énergisantes arrivent dans des sacs de plastiques. Un coup de M-150 dans le gosier, parfait pour se requinquer.

Chacun à son poste, chacun à son rôle, mais avec un danger permanent. Personne ne sait si l’armée attaquera. Les nuages de plastique calciné empêchent tout pronostic. Et il suffit d’une balle perdue qui s’échapperait du voile noir des feux.... D’autres ont la mission de s’occuper des livraisons de pneus. A 16 heures, comme presque à toutes les quinze minutes, des pick-ups déboulent, parfois en marche arrière ou à la suite d’un « u-turn » pour déverser des pneus. Craintifs, coup d’œil à droite, à gauche, les manifestants les font rouler en direction des brasiers, à l’aide de leurs mains ou d’un bon coup de semelle. Tout se complique lorsque l’autre voie d’en face a besoin de ce précieux caoutchouc, dorénavant interdit à la vente. Les plus téméraires foncent alors vers la bande séparatrice de ciment et les lancent par-dessus bord, se baissant au moindre coup de feu qui détonne.

À chaque voyage, les sifflets d’approbation. Un Thaï, insouciant, quasiment plongé dans transe qui lui fait oublier les dangers, brandit le drapeau rayé rouge—blanc-bleu (même largeur du trait) du royaume, en guise de remerciement. Comme si son combat représentait la lutte d’une nouvelle Thaïlande qui va éclore, plus équitable, moins concentrée dans les mains d’une élite de la capitale décriée depuis des décennies. Comme si la sueur de son front et peut-être même le sang qu’il déversera illustrait clairement que ce conflit dépasse l’opposition « Chemises rouges-gouvernement d’Abhisit ». Les paysans veulent voir leurs récoltes payées à leur juste valeur, alors que durant des décennies ils ont permis à la Thaïlande de se nourrir à bas coût. Et pourquoi pas renouer avec les programmes sociaux de l’ancien Premier ministre déchu Thaksin Shinawatra, considérés par certains comme un subterfuge populiste lui permettant de flatter la plèbe pour mieux s’enrichir, offrant une meilleure couverture santé et parfois jusqu’à un million de bahts à chaque village.

Néanmoins, le sourire vient aussi se glisser sur les visages. A l’image des cris nourris de toute la foule, lorsque tuk-tuks déboulent, zigzaguent sur la route, et effectuent un dérapage contrôlé à l’entrée d’une rue perpendiculaire pour déverser leur maigre - et si importante - livraison de cinq pneus. Éclats de rire, ambiance bon enfant, rapidement dégonflée par une série de tirs, la plus soutenue depuis une heure, soit aux alentours de 16h30, l’heure où une quatrième personne de la journée expire son dernier souffle selon les bruits qui courent.

Lorsque Paitoon entend le bruit d’un pétard (aux allures sonores de bombes), il crie, tape des mains. Pas de soldats abattus, que du superficiel. « Qu’importe » semble-t-il se dire, l’important, c’est que ça le motive. Lorsque les bombes se font plus violentes, son corps se baisse, déserte le trottoir exposé de la route, pour le calme des deux murs d’une rue d’à peine trois mètres de large. Accroupis, les bras dépliés en avant sur ses genoux pliés, dans une position que chérissent les Thaïlandais, il scrute un farang et lève son pouce en l’air. Pour lui, comme pour beaucoup de Rouges, chaque étranger est le bienvenu. Sauf lorsque ces derniers tentent de prendre des photos de la préparation des cocktails Molotov. Là, le sourire laisse sa place aux réprimandes, verbales dans ce cas-ci. Déshydraté, pas rasé, le poids de la fatigue dans ses traits et le front plissé, Paitoon prend une gorgée d’eau et remet son bandeau emblématique des Rouges : « Truth today ».

Pour l’instant, personne n’a remporté la bataille qui déchire le pays depuis des semaines. La seule vérité qui règne aujourd’hui, c’est que non loin de lui, des snipers, attribués aux deux camps, continuent leurs tirs chirurgicaux et que l’armée reconnaît ouvertement tirer à balles réelles lorsqu’une personne s’approche à moins de trente-six mètres de sa position. En fait, la seule vérité de ce samedi 15 mai, c’est que la Thaïlande s’enlise un peu plus chaque heure dans une chute qui laissera des cicatrices. Qui seront longues à soigner… Et qui risquent de se rouvrir à la moindre occasion… Probablement lors de la succession du trône ou des prochaines élections. Avec toujours en toile de fond l’ombre de Thaksin Shinawatra, accusé d’avoir tiré les ficelles de la contestation à coups de 1,5 million de dollars par jour et d’être responsable d’une supposée contrebande d’armes et de combattants en provenance du Cambodge, prêt à revenir dans la lumière du pouvoir. Et ce peu importe les moyens.


Rama IV brûle.


Prépration de cocktails molotov, sous l'expressway, près de Din Daeng.


Livraison des courses: un bon lot de pneus prêts à noircir le ciel et à saturer l'air ambiant d'une odeur nauséabonde.

L'eau, une denrée aussi importe que les "tires" caoutchouteux.


Un manifestant défiant les balles et l'armée.


"Truth Today", le slogan des Rouges.


Un de plus : énième farang qui se bat aux côtés des Rouges. Sa motivation ? Comme toujours, un ensemble d'arguments confus.


De nombreux motos-bikes sont venus se greffer aux Rouges une fois que les événements ont dégénéré dans les rues de Bangkok.

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