pierre-cécile

Abonné·e de Mediapart

29 Billets

0 Édition

Billet de blog 22 février 2023

pierre-cécile

Abonné·e de Mediapart

Ni pour ni contre (bien au contraire)

La Russie a brutalement attaqué l’Ukraine, c’est certain. Cela n’implique toutefois pas de s’abstenir de critiquer l’Ukraine et Zelensky (et de censurer sur Médiapart les commentaires allant dans ce sens), car cette partialité risque de donner une représentation incomplète des réalités, d’empêcher toute résolution de cette guerre, et d’entretenir la méfiance envers les médias concernés.

pierre-cécile

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le « Ni… ni… » est bien sûr valable pour s’opposer aussi fortement au bataillon Azov qu’au groupe Wagner, deux structures armées d’extrême droite, l’une ukrainienne et l’autre russe. Critiquer l’une sans évoquer l’autre est en revanche un signe évident de partialité. Poutine ne s’en prive pas, pour étayer sa théorie d’une Ukraine nazie. Nos médias le dénoncent à juste titre. Cela n’empêche pas le bataillon Azov d’être critiquable, ainsi que la complaisance que lui témoigne le gouvernement ukrainien (cf. le Huffington Post.)

L’objectivité exige donc cette conclusion complexe, qu’empêche d’atteindre toute diabolisation : même si Poutine a globalement tort, il s’appuie sur une part de vérité sur le bataillon Azov et la complaisance de Zelensky. Le taire (au nom du soutien au peuple ukrainien) revient à procéder comme Poutine lui-même : mentir par omission (il ne critique surtout pas le groupe Wagner), afin de construire une représentation de parti-pris.

Médiapart doit éviter ce piège, contraire à l’objectivité dont il se prétend, a fortiori si l’on considère que ses lecteurs s’informent en premier lieu par les médias quotidiens (Le Monde, télévision, etc.) qui critiquent abondamment et légitimement Poutine et la Russie : ces lecteurs cherchent plutôt dans Médiapart un complément d’informations, des éclairages critiques, une objectivité accrue.

Il ne s’agit pas, surtout pas, de renvoyer dos à dos l’Ukraine et la Russie, mais plutôt de considérer cette guerre dans l’esprit avec lequel Staline et Hitler pouvaient être représentés en 1944 dans l’Occident libre, au Royaume-Uni par exemple : Hitler était l’ennemi, comme Poutine aujourd'hui ; mais Staline, qui le combattait, n’en restait pas moins totalitaire, criminel avec son propre peuple. Tout en soutenant l’action de l’URSS contre l’Allemagne nazie, les journalistes britanniques ne voyaient pas le régime stalinien comme le camp du bien, qu’il faudrait renoncer à critiquer.

L’objectivité exige ainsi de ne pas cesser de critiquer Poutine et la Russie (des meurtres de masse à la destruction de villes, en passant par la mise au pas de la population russe : Mediapart sait très bien le montrer), mais aussi d’accepter de critiquer l’Ukraine et Zelensky en ce qu’ils ont de critiquable : le soutien au bataillon Azov et aux organisations d’extrême droite ; la destruction du droit du travail ; les violations du droit international humanitaire, dénoncées par Amnesty International (qui accable surtout la Russie) ; les accusations systématiques et mal étayées de Zelensky sur des sabotages que la Russie aurait commis, pour Nord Stream 2 comme pour des missiles ; la politique antirusse de l’Ukraine, qui relève d’une politique ethnique, bien que le russe reste aussi présent que l’ukrainien dans les pratiques quotidiennes du peuple, en particulier au Donbass (cf. l’article de Nikita Taranko Acosta dans Manières de voir de décembre 2022) ; l’assimilation xénophobe par le pouvoir ukrainien de la littérature russe à un messianisme nocif ; l’anticommunisme radical du pouvoir ukrainien, contraire au pluralisme démocratique.

L’objectivité nécessite aussi de considérer l’histoire longue : si la Russie est indubitablement coupable de l’invasion récente de l’Ukraine, il faut se souvenir que les Occidentaux n’ont guère respecté les accords de Minsk de 2014 et plus généralement les engagements des années 1990 à un statu quo dans l’est de l’Europe, et que les États-Unis considèrent depuis lors l’Ukraine comme un nœud stratégique majeur où ils déploient depuis longtemps un fort soutien économique et diplomatique (voire par exemple Ukraine, pourquoi la crise ou encore ceci.) Poutine est peut-être un chien enragé, mais un chien acculé se retourne et mord.

Les divers médias auxquels ces liens renvoient ne sont pourtant pas des partisans de Poutine ; ils soulignent seulement que Zelensky et sa politique sont également dangereux. Ne parler que de ces sujets reviendrait d’ailleurs à soutenir sa politique abjecte. Mais les taire est une myopie, incompatible avec l’objectivité requise de Médiapart comme du Monde, et revient à opposer une détestable dictature à une vertueuse démocratie que l’Ukraine n’est clairement pas, ce qui provoque l’effet inverse à celui voulu par des articles qui déplorent le sort du peuple ukrainien et l’atrocité de la politique russe : le soupçon, par le lecteur exigeant, qu’ils dissimulent certaines réalités, que ces articles sont donc illisibles, et qu’il faut s’informer ailleurs.

(Le titre de cet article est inspiré par un texte de Baudrillard de mars 2023 concernant la guerre en Irak : https://www.liberation.fr/tribune/2003/03/10/le-masque-de-la-guerre_458102/)

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.