Chaque attentat islamiste remet sur la table la lancinante question de la responsabilité des élites de la communauté française musulmane. Mais qui doit porter la responsabilité de dénoncer la radicalisation d’un monothéisme sans hiérarchie ? Le protestantisme à travers le néo-évangélisme et le judaïsme qui connaissent exactement la même dérive radicale de légitimation de la violence, ne sont pas interpellés. Les musulmans doivent-il s’excuser pour les horreurs de Boko Haram ? Le Pape lui-même doit il s’excuser pour l’enlèvement en vingt ans en Ouganda par les Combattants de l’Armée de Résistance du Seigneur, secte chrétienne, de 25 000 enfants contraints de devenir soldats, porteurs ou esclaves sexuelles Qui doit s’excuser pour les agissements racistes du groupe "Prix à payer", colons, juifs d'extrême droite responsables, depuis 2008, de centaines d'agressions signées en Cisjordanie occupée, qualifié de "néo-nazis hébreux" par l’écrivain Amos Oz ?
Le véritable problème est plutôt comment les responsables musulmans entendent aider à la lutte contre la radicalisation ? Depuis juin de cette année, à l’initiative d’Imams, de militants associatifs, de responsables de mosquées, d’universitaires et d’intellectuels se sont tenus au moins six conférences ouvertes à Paris et en province (le plus souvent financés par les musulmans eux-mêmes), toutes destinées à comprendre et lutter contre la radicalisation. Peu médiatisées, car dépouillées de toute posture culpabilisante, elles ont essayé d’apporter leur pierre au questionnement de la société française. Il faut savoir que ces militants de l’Islam de France sont une cible privilégiée des radicaux, accusés soit d’être des « traitres à l’Islam », soit des « vendus » voire des « auxiliaires de police ». Certains imams républicains sont régulièrement menacés de mort. Le Conseil Français du Culte Musulman a produit en juin de cette année un document intitulé « Vivre ensemble » qui pour la première fois énonce des limites aux revendications communautaristes des Salafistes qui irritent tant la société non musulmane.
La première responsabilité des élites de la communauté consiste d’abord à aider à comprendre les processus et les méthodes de la « radicalisation». Celle-ci frappe aussi bien des familles musulmanes pratiquantes que des familles agnostiques, catholiques ou même juives, surprises par des conversions brutales et quasi-imprévisibles. Comprendre la radicalisation, c’est d’abord aider à distinguer ce que peut être un fondamentaliste qui pratique de façon très visible sa religion en assimilant le rite à la taille de sa barbe et à la longueur de la bâche de la bâche qui doit recouvrir son épouse, du radical qui légitime la violence par la parole ou l’acte. Le politique du gouvernement doit pouvoir compter sur cet apport indispensable des experts musulmans, entre autres, seul moyen de ne pas laisser planer le doute sur la totalité de la communauté. En effet la politique de contre-radicalisation ne nomme pas véritablement sa cible. Parler de « terrorisme international », est un terme générique vide de sens qui supposerait de faire débarquer nos troupes en Corse, d’arrêter les militants basques d’Iparretarak, et d’imposer un visa aux radicaux irlandais des deux camps. Parler de radicaux « islamistes » ? Ce terme qui « islamise le regard », est rejeté par l’ensemble des musulmans pour les raisons évoquées plus haut. La véritable cible est le Salafisme, version Jihadiste, inspiré par le wahhabisme d’Arabie saoudite. Ce fondamentalisme qui a servi à lutter contre les Frères musulmans et autres, et qui serait sous contrôle d’un corps de religieux vieillissant et démonétisé d’Arabie saoudite même ne doit pas nous aveugler, comme le démontre les départs nombreux de jeunes Saoudiens vers des zones de combat. La désignation précise permettrait d’éviter le sentiment de stigmatisation, toujours à fleur de peau dans la communauté.
D’autre part, ces Français musulmans pensent à raison qu’ils constituent la première ligne du réseau d’alerte. Les Imams sont contestés par la parole ou par les actes par les radicaux, ils connaissent la communauté, ils ont la confiance des parents. Les responsables d’associations rencontrent régulièrement les fidèles. Ils entendent constituer des cellules d’écoutes pour les familles. Ils pensent qu’ils devraient également pouvoir devenir les interlocuteurs des familles d’enfants convertis qui découvrent l’Islam par internet sur des sites salafistes, en aidant à gérer plus modérément des radicalisations express.
Ensuite les théologiens sont seuls légitimes pour formaliser un contre discours théologique démontant l’argumentaire mobilisateur des Salafistes Jihadistes. Au cours de ces récents forums des idées telles que la création de blogs alternatifs sur internet ont émergé. Nos imams s’avouent souvent dépassés par la rapidité et l’efficacité des recruteurs du Web ; il faudra les aider à mettre en forme et médiatiser leur discours. Un de ces théologiens évoque même la possibilité d’une Fatwa dénonçant le Jihad contre la France.
Enfin le problème des aumôniers musulmans en prison est bien connu : 168 aujourd’hui (contre 668 catholiques par exemple), il en faudrait 3 fois plus, avec beaucoup de retraités, assez âgés, exerçant dans des conditions économiques difficiles. Mais il n’est pas sain de produire de l’angoisse. «La radicalisation islamiste est aujourd'hui susceptible de concerner plusieurs centaines de détenus», avertit Guillaume Larrivé dans son rapport «pour un plan d’action global antiradicalisation islamiste en prison». «60 % de la population carcérale en France, soit 40.000 détenus, pourraient être considérés comme de culture ou de religion musulmane». Certes ! Mais ce n’est pas en soi anormal, la population carcérale sur-représente toujours les couches les plus défavorisées. Le milieu carcéral est étudié depuis longtemps par l’administration pénitentiaire qui possède son propre système de renseignement. Le sociologue Farhad Khosrokavar fait remarquer que tous ne sont pas radicaux, que les aumôniers trop peu nombreux ne peuvent quasiment pas avoir de contacts personnalisés avec les détenus, et accessoirement que «le fichage ethnique ou religieux interdit, rend difficile les estimations chiffrées». Finalement ne regarde-t-on pas le milieu carcéral parce qu’il est bien analysé, comme l’homme qui cherche ses clés la nuit sous la lumière. Près de 80% des retours de Syrie qui passent entre les mains de la justice, n’ont connu ni la mosquée, ni la prison.
Mais peut être que le plus intéressant dans ces initiatives peu coordonnées entre elles et hors structures officielles (Conseil Français du Culte Musulman ou Collectif contre l’Islamophobie en France), c’est qu’elles traduisent l’émergence d’une société civile musulmane qui entend prendre sa part de responsabilité civique, et qui ne demande plus la différence, mais l’indifférence.