L’engagement militaire occidental, décidé dans l’indignation des décapitations filmées par Daesh et ses nouveaux affidés, est la quatrième composante des violences qui déchirent le monde arabo-musulman.
D’abord la guerre entre sunnites et chiites née avec la révolution iranienne en 1979, qui mettait en place le premier régime politique officiellement « islamique », insupportable défi lancé à l’Arabie saoudite, surtout quand Khomeiny réclama une gestion partagée des Lieux Saints. Les Wahabbites d’Arabie saoudite ont une vieille habitude de persécution et de massacre des Chiites puisque dès 1802, la prise de Kerbala, la ville sainte chiite, se traduisit par la destruction des sanctuaires et de tombeaux dont celui de l'imam Hussein et le massacre des habitants.
Aujourd’hui, cette « guerre de religion » déchire neuf pays : Afghanistan, Irak, Syrie, Pakistan, Liban, Yémen, Bahreïn, la Malaisie où le chiisme est officiellement banni et à une moindre importance en Somalie. A la surface de la planète, les attentats les plus aveugles, comme ceux commis durant des pèlerinages, tuent dix fois plus de musulmans que de non musulmans et les 3 pays les plus frappés sont l’Afghanistan, l’Irak et le Pakistan. L’Oumma, dont se réclament les salafistes jihadistes, est surtout aujourd’hui une gigantesque boucherie. On comprend mieux la réticence actuelle de Riyad à aller porter secours au régime chiite de Bagdad avec des troupes au sol. Les Occidentaux se sont déjà trouvés une première fois impliqués dans ce conflit lors de la guerre Irak Iran. Doivent-ils prendre position dans cette guerre ? Non ! C’est pourtant ce qu’ils font en acceptant l’Arabie saoudite et en refusant l’aide de l’Iran pour défendre un régime majoritairement chiite...
La seconde guerre est celle que se mènent les Kurdes et la Turquie. Elle est née en 1923 avec le Traité de Lausanne qui divisa le Kurdistan entre les 4 pays de la région. Les nombreuses révoltes qui ont secoué le Kurdistan turc de 1925 à 1939 ont toutes été écrasées par Atatürk. Elles ont repris dans les années soixante, en Turquie, en Irak et en Iran, dans l'indifférence de la communauté internationale. Depuis cette époque, la répression a continué de s'abattre régulièrement (1971, 1973, 1980, 1986, 1991, 1992, 1997, 1998) sur les Kurdes : depuis 1984, 27 000 morts turcs, 3 000 villages kurdes détruits, un coût estimé de quelques 84 milliards de dollars US pour la Turquie. Depuis deux ans, Ankara laisse passer nombre de candidats jihadistes vers les deux forces islamistes Ansar al Charia et EIIL puisqu’elles combattent les Kurdes de Syrie et d’Irak. On constatera la libération récente des quarante-six otages turcs détenus par EIIL depuis le 11 juin peu de temps avant la campagne de décapitations. Le PKK, seule véritable force militaire kurde constituée et principale menace pour Ankara, classé comme groupe terroriste par l’UE et les Etats-Unis, ne peut donc recevoir d’aide militaire occidentale. La bataille autour de Kobané, ville frontière où les forces turques empêchent des Kurdes turcs d’aller porter secours à leurs congénères, alors qu’Ankara vient officiellement d’annoncer sa participation à la coalition, est la preuve que l’agenda turc s’aligne d’abord et avant tout sur le problème kurde et pas irakien. La quasi indépendance du Kurdistan irakien est donc de mauvaise augure pour les stratèges d’Ankara.
La troisième guerre en cours est celle qui déchire depuis la guerre du Golfe et surtout les Révolutions arabes, les islamistes entre eux. La forme la plus connue est celle qui oppose, parfois de manière violente, les Frères Musulmans soutenus par le Qatar et les salafistes soutenus par l’Arabie saoudite en Egypte, en Lybie ou en Tunisie. Mais plus novateur est l’opposition entre Al Qaida et ses franchisés et les nouveaux affidés du Califat d’Al Baghdadi. EIIL sécessionniste a combattu Ansar al Chariah, filiale locale d’Al Qaida en Syrie au prix de près de 7 000 morts. L’assassinat d’Hervé Gourdel a été revendiqué par le groupe algérien Jund Al Khilafa (soldats du Calife), dissident d’AQMI. En Asie, la proclamation du Califat suscite de nouvelles dissidences: le groupe philippin Abou sayyaf a proclamé son allégeance à EIIL ; en Indonésie, le chef religieux Abou Bakar Baachir, déjà condamné à la prison pour les attentats de Bali, a revendiqué son ralliement au nouveau Calife, suivi en cela par plusieurs groupes plus ou moins importants. On estime à 250 les Indonésiens venus en Irak pour le Jihad. L’Occident vient de désigner Al Baghdadi comme son ennemi principal, pesant ainsi de façon décisive dans la mobilisation des jihadistes. La concurrence pour le leadership entre les différents vizirs va très certainement se jouer dans l’enlèvement et la décapitation la plus médiatique possible d’Occidentaux innocents partout sur la planète. Al Zarqawi, le chef d’Al Qaida en Irak, avait ouvert la voix avec le film de la décapitation de ses propres mains du jeune otage américain Nicholas Berg. Al Baghdadi en fait dorénavant un usage systématique.
La quatrième guerre est celle que mènent les Occidentaux contre le Moyen Orient. Faut-il remonter aux accords Sykes Picot, partage colonialiste de la région sur les ruines de l’Empire Ottoman ? Faut-il remonter à Churchill, secrétaire à la Guerre faisant raser différentes villes et villages kurdes, au gaz chimique, l’Ypérite et tuant les deux tiers de la population de la ville kurde de Souleimanye, ou au massacre des Chiites entre 1921 et 1925 ? Peu importe : ce qui est certain, c’est qu’Obama est le 4e président américain à envoyer des troupes dans ce pays déjà meurtri par 23 ans de frappes militaires occidentales. De 2003 à 2011, date de l’invasion américaine, entre 150 et 160 000 personnes auraient été tuées dans le pays. En 2006, la revue médicale The Lancet estimait le nombre de décès irakiens imputables à la guerre à 655 000, catastrophe démographique venant après les 500 000 morts dus à l’embargo international de 1991 à 2002. Aux dires de Madeleine Albright sur CBS le 12 mai 1996, ceci « valait la peine ». Aujourd’hui, les Occidentaux y vont-ils pour défendre leurs principes contre l’Etat islamique ? Mais trois pays de l’Alliance continuent à pratiquer la décapitation et la main coupée des voleurs et parfois la lapidation : le Qatar, les Emirats Arabes Unis et avec un très large avantage, l’Arabie saoudite. La liberté religieuse ? Il n’est pas question de l’exiger de Riyad. Y vont-ils pour défendre des populations massacrées ? Comment l’opinion arabe peut-elle le croire quand deux mois après les 1900 morts des bombardements israéliens sur Gaza qui ont laissé les capitales occidentales étrangement amorphes, celles-ci décident de bombardements sur l’Irak après la mort de 2 Occidentaux ? Le pétrole ? L’essentiel des hydrocarbures de la région s’en va vers les pays d’Asie, totalement absents de la coalition ? Les minorités non musulmanes de la région seront donc une fois de plus les victimes collatérales de la folie épuratrice des salafistes.
On comprend mieux pourquoi l’Alliance est incapable d’afficher un objectif politique clair : chacun de ses alliés est en conflit avec un autre ; la guerre contre les salafistes jihadistes en Irak, en Syrie, au Mali ou en Afghanistan, est un traitement symptomatique des métastases d’un cancer salafiste qui a son foyer dans le Golfe que les forces occidentales protègent ; peut-on détruire Daesh sans renforcer Ansar al Charia, le régime d’Assad ou celui de Téhéran ? Enfin l’action militaire occidentale vaut feu vert pour n’importe quel attentat ou prise d’otages avec décapitation n’importe où sur la planète. La guerre sera donc longue et ingagnable car aucun des Alliés régionaux ne mettra de troupes au sol risquant de menacer ses propres intérêts.
Pierre CONESA,
ancien haut fonctionnaire au ministère de la défense
auteur de « la fabrication de l’ennemi » (ed R Laffont)