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Billet de blog 5 février 2011

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"Ce qu'il y a, tu comprends, dit-il à Arthur, c'est que tu ne crois pas ce que tu vois. T'es baisé jusqu'au trognon. Tu n'arrives pas à croire que ces gens existent pour de bon." Il rit. "C'est vrai. Tu te dis qu'ils doivent faire partie d'un foutu cirque ou qu'ils viennent de s'échapper d'un asile -quelqu'un va venir les chercher dans la minute ou bien, tu vois, on va allumer le feux de la rampe, ou n'importe quoi."

Il se remit à rire. J'observais Julia qui l'observait : son âme.

"Alors" -il agita ses grandes mains- "tu te demandes : qu'est-ce que je fais, moi, ici ? Et dire que j'ai insisté pour venir ici. J'ai marché pendant des jours et des kilométres pour venir ici. Et je ne veux pas de leur café boueux et je ne veux pas de leurs putains de hamburgers graisseux - ils ne peuvent même pas faire la cuisine, je suppose qu'ils détestent la nourriture comme ils détestent tout le reste, ils n'ont pas plus de goût que des cochons - et alors l'un d'eux dit quelque chose du genre : "Qu'est-ce que tu fabriques ici ? Tu sais qu'on ne vous sert pas vous autres ici ' et" -il rejeta la tête en arriére et rigola - "j'ai eu un enfoiré qui m'a dit : "Ici c'est un pays libre ! Si t'aimes pas ça, tu peux retourner en Afrique !' "

Il rit et nous avec. Les larmes lui coulaient sur le visage.

"Et puis, reprit-il plus calme, tu commences à avoir la frousse. Ca ne vient pas d'un coup. C'est lent. On dirait que ça grimpe à partir de ton gros orteil le long de ta cheville, ça se faufile sous ta cuisse pour atteindre ton derriére et te tremper les couilles. Et c'est drôle parce que tu avais déjà la trouille en venant mais quand tu entres, à cinq ou sept copains, t'as plus peur à ce moment-là. Et puis soudain, sans transition, tu as de nouveau la frousse. On n'est pas au guignol, on n'est pas au cirque, personne ne vas venir chercher ces gens pour les enfermer nulle part. Et" -se penchant vers Arthur- "deux choses, vieux. Tu ne veux pas mourir mais tu t'y attends. Ces gens veulent te tuer. C'est difficile à croire. Tu le sais, ou bien quelqu'un te l'as dit un jour, ou tu pensais que tu le savais - mais maintenant ils sont là. Et il n'y a personne qu'on puisse appeler à l'aide."

Il se redressa, les lévres pincées, le front ridé. Il tapota la table de sa fourchette.

"Mais l'autre chose est pire". Il leva la tête vers nous. "Peut-être que quelqu'un t'as dit un jour que ces gens voulaient te tuer. Peut-être que t'as une idée du nombre d'entre nous qu'ils ont déjà tués. Et, aprés tout, c'est pour ça que t'es ici -et tu essaies de bien te garder ça à l'esprit -, pour provoquer une sorte d'épreuve de force, pour mettre fin au massacre." Il s'ébroua, un peu comme un jeune chiot, et soupira. "Mais personne ne t'avait jamais dit -ou alors tu ne l'as pas entendu- que toi tu aurais envie de tuer. Oh !" -s'adressant à Julia - "bien des foi, j'ai eu envie de tuer notre pére. J'ai même cru à un moment que je voulais tuer ma soeur" -et il sourit. "Mais là-bas, dans le Sud ... tu regardes tous ces visages blancs et tu as envie de tuer quelqu'un. Tu as envie de commencer à tuer et de ne plus jamais t'arrêter, jusqu'à ce que tu nages dans le sang. Et puis tu es de nouveau envahi par la frousse, d'une autre maniére. Tu as la frousse de ce qui va arriver à tes copains assis à côté de toi, si tu ne te retiens pas. Tu vois que tu n'es pas au cirque, que ces gens sont réels, comme toi, parce que, maintenant, t'es foutrement pas loin d'être comme eux. Et ça te fait drôlement froid. Que tu crois à la priére ou que tu n'y aies jamais cru, maintenant tu pries. L'enfer est un endroit salissant."

"Just Above My Head". (trahi en français :"Harlem Quartet")

James Baldwin. (Edit. Stock. 1987, 1991, 1998, 2003)

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