« J'ai voulu copier un passage du journal de Gide sur le "peu de réalité" et j'ai eu tort de ne pas le faire. Il explique à Roger Martin du Gard qu'il y a un certain sens du réel qui lui manque et que les événements les plus importants lui semblent des mascarades. Je suis tel, et de là vient sans doute ma frivolité. J'ai longtemps douté si c'était un caractère particulier à certaines gens dont je suis ou si tout un chacun au fond n'était ainsi, si la réalité n'était un idéal impossible à sentir et placé à l'infini. Aujourd'hui encore je n'en sais trop rien mais je constate que Gide, comme un grand bourgeois et moi comme fonctionnaire, d'une famille de fonctionnaires, nous n'étions que trop disposés à prendre le réel pour un décor. Finalement, à Gide pas plus qu'à moi, il n'est jamais rien arrivé d'irréparable. Je n'ai pressenti l'irréparable qu'à deux reprises, par exemple lorsque j'ai cru devenir fou. A ce moment-là j'ai découvert que tout pouvait m'arriver à moi. C'est un moment précieux et tout à fait nécessaire à l'authenticité, et que je m'efforce de conserver autant que je peux. Mais il est fort instable et, sauf dans les grandes catastrophes, il faut une certaine contention pour le maintenir en soi. Et d'ailleurs, sauf en ce cas de folie supposée, où ma conscience suprême était prise à la gorge, je me tirais souvent de ces angoisses pour mon destin, en me réfugiant au sein d'une conscience suprême, absolue et contemplative pour laquelle mon destin et l'effondrement même de ma personne n'étaient que des avatars d'un objet privilégié. L'objet pouvait disparaître, la conscience n'en était pas moins touchée ; ma personne n'était qu'une incarnation transitoire de cette conscience, mieux encore un certain lien qui l'attachait au monde, comme un ballon captif. Si cette attitude contemplative avait pour origine ma fonction contemplative de gardien de la culture au sein de la société, comme le déclarerait sans ambages un marxiste, ou si elle représente un projet premier de mon existence (on y trouve en effet l'orgueil, la liberté, la désolidarisation de soi-même, le stoïcisme contemplatif et l'optimisme qui font certainement partie de mon premier projet) c'est ce dont je ne veux pas décider ici. Il est certain, dans tous les cas, que cette façon de me réfugier en haut de la tour, quand le bas en est attaqué, et de regarder en bas, sans sourciller, avec des yeux tout de même agrandis par la peur, est l'attitude que j'avais choisie en 38-39 devant les menaces de guerre. C'est elle aussi qui m'inspira un peu plus tôt mon article sur la transcendance de l'Ego, où je mets tout bonnement le Moi à la porte de la conscience, comme un visiteur indiscret. Je n'avais pas avec moi-même cette intimité caressante qui fait qu'il y a des adhérences, comme on dit en médecine, du Moi à la conscience, et qu'on craindrait, en essayant de l'en ôter, de la déchirer. Il était fort bien dehors, au contraire, il restait là, certes, mais je le regardais à travers la vitre en toute tranquillité, en toute sévérité. Longtemps j'ai cru d'ailleurs qu'on ne pouvait pas concilier l'existence d'un caractère avec la liberté de la conscience ; je pensais que le caractère n'était rien d'autre que le bouquet de maximes plus morales que psychologiques où le voisin résume son expérience de nous. La conscience-refuge restait, comme elle devait, incolore, inodore et sans saveur. C'est cette année seulement, à l'occasion de la guerre, que j'ai compris la vérité : certes le caractère ne doit pas se confondre avec toutes les maximes-recettes des moralistes, "il est coléreux, il est paresseux, etc.", mais c'est le projet premier et libre de notre être dans le monde. J'ai essayé de le démontrer pour Guillaume II. Bref, l'existence d'une conscience-refuge me permettait de décider à mon gré du degré de sérieux qu'il convenait de prêter à la situation ; j'étais comme quelqu'un qui, dans les pires aventures, ne sent pas trop la réalité menaçante des tortures qu'on lui réserve, parce qu'il porte toujours sur lui un grain du poison foudroyant qui le délivrera avant même qu'on le touche. Il y a un personnage de la Condition humaine, Katow, qui est ainsi. Aussi n'est-il grand que quand que quand il donne son poison à ses camarades. Il me semble qu'à ce moment-là il est véritablement réalité humaine parce que rien ne le retient hors du monde, il est en plein dedans, libre et sans aucune défense. Le passage de la liberté absolue à la liberté désarmée et humaine, le rejet du poison s'est opéré cette année et, du même coup, j'envisage à présent mon destin comme fini. Et mon réapprentissage doit consister précisément à me sentit "dans le coup", sans défense. C'est la guerre et c'est Heidegger qui m'ont mis sur le chemin ; Heidegger en me montrant qu'il n'y avait rien au-delà du projet par quoi la réalité humaine se réalisait soi-même. Est-ce à dire que je vais laisser rentrer le Moi ? Non, certes. Mais l'ipséité ou totalité du pour-soi n'est pas le Moi, et pourtant elle est la personne.
Mais ce n'est pas le but de mon propos actuel. Je voulais indiquer que, n'ayant pas été dans le bain tout de suite, ne m'étant pas senti responsable, n'ayant pas eu de soucis d'argent, je n'ai jamais pris le monde au sérieux. Cela aurait pu, en d'autres temps, me conduire au mysticisme, car ceux que ne satisfait point le "peu de réalité" sont tout prêts à chercher la surréalité. Et j'imagine que, il y a quinze ans, ce fut l'origine de la foi surréaliste pour beaucoup ( mais non pour tous : l'influence de la guerre, qu'on mentionne souvent, me paraît beaucoup plus décisive pour les chefs ). Mais j'étais athée par orgueil. Non par sentiment d'orgueil, mais mon existence même était orgueil, j'étais l'orgueil. Il n'y avait point de place pour Dieu à côté de moi, j'étais si perpétuellement la source de moi-même que je ne voyais pas ce que serait venu faire un Tout-Puissant dans cette histoire. Par la suite, la lamentable pauvreté de la pensée religieuse acheva de me fortifier dans l'athéisme. la foi est sotte ou c'est de la mauvaise foi. Ma mère a dû saisir quelque chose de cette froideur frivole car elle se plaît à répéter que, quelques siècles plus tôt je me serais fait moine. Faute de foi, je me suis borné à perdre le sérieux. Il y a sérieux, en somme, quand on part du monde et quand on attribue plus de réalité au monde qu'à soi - ou, à tout le moins, quand on se confère une réalité dans la mesure où on appartient au monde. . Ce n'est point par hasard que le matérialisme est sérieux ; ce n'est pas par hasard non plus qu'il se retrouve toujours et partout comme la doctrine philosophique d'élection du révolutionnaire. car les révolutionnaires sont sérieux. Ils se connaissent d'abord parce qu'ils sont écrasés par le monde, ils se connaissent à partir de ce monde qui les écrase et ils veulent changer le monde. Je hais le sérieux. A travers un souci sérieux d'ingénieur, le monde entier passe, avec son inertie, ses lois, son opacité têtue ; toute pensée sérieuse est épaissie par le monde et coagule ; elle est une démission de l'homme en faveur du monde. Voyez cet homme qui hoche la tête en disant : "C'est grave ! C'est très grave !" et essayez de comprendre ce qu'il met dans ce hochement de tête : ceci, que le monde domine l'homme, qu'il y avait des lois et des règles à observer - toutes en-dehors de nous, stratifiées, pétrifiées - qui devait donner un résultat favorable. Et ces règles ont été violées, la catastrophe est venue, voilà l'homme sans recours. Car il n'y a plus de recours en soi : il est "du monde", le monde s'est installé en lui et ce tabou violé est aussi violé en lui. On est sérieux quand on n'envisage même pas la possibilité de sortir du monde, quand le monde, avec ses alpes et ses rochers, ses croûtes et ses boues, ses tourbières, ses déserts, toutes ces immensités d'entêtement, vous enserre de tous côtés, quand on se donne à soi-même le type d'existence du rocher, la consistance, l'inertie, l'opacité ; un homme sérieux c'est une conscience coagulée ; on est sérieux quand on nie l'esprit. Ces incrédules dont parle Platon dans le Sophiste et qui ne croient que ce qu'ils touchent, voilà les ancêtres de l'esprit de sérieux. Il va de soi que l'homme sérieux, étant du monde, n'a pas la moindre conscience de sa liberté, ou plutôt, s'il en a conscience, il l'enfouit avec effroi au sein de lui-même, comme une ordure. Comme le rocher, comme l'atome, comme l'étoile, il est déterminé. Et si l'esprit de sérieux se caractérise par l'application avec laquelle il considère les conséquences de ses actes, c'est que pour lui tout est conséquence, une insupportable conséquence, jamais un principe. Il est pris à l'infini dans une série de conséquences et ne voit que des conséquences à perte de vue. Voilà pourquoi l'argent, signe de toutes les choses du monde, conséquence et de conséquence, est l'objet par excellence du sérieux. Bref, Marx a posé le dogme premier du sérieux lorsqu'il a affirmé la priorité de l'objet sur le sujet. Et l'homme est sérieux quand il s'oublie, quand il fait du sujet un objet, quand il se prend pour un rayonnement qui vient du monde ; ingénieurs, médecins, physiciens, biologistes sont sérieux.
Or j'étais protégé contre le sérieux par ce que j'ai dit. Plutôt trop que pas assez : je n'étais pas du monde parce que j'étais libre et commencement premier. Il n'est pas possible de se saisir soi-même comme conscience sans penser que la vie est un jeu.
Qu'est-ce qu'un jeu en effet sinon une activité dont l'homme est l'origine première, dont l'homme pose lui-même les principes et qui ne peut avoir de conséquences que selon les principes posés. Mais dès que l'homme se saisit comme libre et veut user de sa liberté, toute son activité est jeu : il en est le premier principe, il échappe au monde par nature, il pose lui-même la valeur et les règles de ses actes et ne consent à payer que selon les règles qu'il a lui-même posées et définies. D'où le peu de réalité du monde et la disparition du sérieux. [ ... ... ]
Mais la question qui m'intéresse aujourd'hui est celle-ci : l'authenticité, en condamnant à tout jamais la porte de la tour, va-t-elle ramener en moi l'esprit de sérieux ? Je crois qu'il n'y a qu'une seule réponse : non, pas du tout. Car se saisir comme une personne c'est bien l'opposé de se saisir à partir du monde. Et pour authentique qu'on est, on n'en est pas moins libre - plus libre même que dans l'hypothèse de la tour - puisqu'on est condamné à une liberté sans ombre et sans excuse. Et enfin être-dans-le-monde, ce n'est pas être du monde. C'en est même le contraire. Je voudrais qu'en renonçant à la tour d'ivoire le monde m'apparût dans sa pleine et menaçante réalité, mais je ne veux pas pour cela que ma vie cesse d'être un jeu. C'est pourquoi je souscris entièrement à la phrase de Schiller : "L'homme n'est pleinement homme que lorsqu'il joue." »
Jean-Paul Sartre, Les carnets de la drôle de guerre, pp 391 - 397 , édit. Gallimard, coll. "blanche", 1983