"Selon le Talmud, chaque homme se voit réserver deux places, l'une dans l'Eden et l'autre dans le Gehinnom. Le juste, aprés avoir été reconnu innocent, reçoit sa place dans l'Eden, plus celle de son voisin qui est damné. Le méchant, aprés avoir été jugé coupable, se voit attribuer le lieu qui lui revient dans l'Enfer, plus celui de son voisin qui est sauvé. C'est pourquoi, dans la Bible, il est écrit à propos des justes : "Dans leur pays ils recevront le double", et des méchants : "Détruis-les par une double destruction."
Dans la topologie de cette Aggada, l'essentiel n'est pas tant la distinction cartographique entre l'Eden et le Gehinnom que la place adjacente que l'homme reçoit immanquablement. Car, au moment où chacun parvient à son état final et accomplit son propre destin, il se trouve alors, pour cette raison même, à la place du voisin. Ce qui constitue l'être propre de toute créature devient ainsi sa faculté d'être substituée, son être de toute façon dans le lieu de l'autre.
Vers la fin de sa vie, le grand arabisant Massignon, qui, dans sa jeunesse, s'était converti, d'une maniére hardie, au catholicisme, en terre d'Islam, avait fondé une communauté baptisée Badaliya, d'aprés le terme arabe indiquant la substitution. Ses membres faisaient voeu de vivre en se substituant à quelqu'un, autrement dit, d'être chrétiens à la place d'un autre.
Cette substitution peut s'entendre de deux façons. La premiére voit dans la chute ou dans le péché de l'autre uniquement l'occasion de son propre salut : une perte est compensée par une élection, la chute par une ascése, selon une économie peu édifiante du dédommagement. (En ce sens, la Badaliya ne constituerait qu'un rachat tardif de l'homosexualité de l'ami, qui se suicida en 1921 dans la prison de Valence, et dont Massignon dut s'éloigner au moment de sa conversion.)
Mais la Badaliya admet une autre interprétation. Selon Massignon, en effet, se substituer à quelqu'un ne signifie pas compenser ce qui lui manque, ni corriger ses fautes, mais s'expatrier en lui tel qu'il est pour offrir l'hospitalité au Christ dans son âme même, dans son propre avoir-lieu. Cette substitution ne connait plus de lieu propre, mais, pour elle, l'avoir-lieu de tout être singulier est toujours déjà commun, espace vide offert à l'unique, hospitalité irrévocable.
L'intention secréte de la Badaliya est donc la destruction du mur qui sépare l'Eden du Gehinnom. Car dans cette communauté tout lieu est à la place d'un autre, l'Eden et le Gehinnom n'étant que les noms de cette mutation réciproque. A l'hypocrite fiction du caractére irremplaçable de l'individu, qui dans notre culture ne sert qu'à garantir sa représentabilité universelle, la Badaliya oppose une substitution inconditionnée, sans représentant ni représentation possible, une communauté absolument non représentable.
De cette façon, le multiple lieu commun, qui dans le Talmud se présente comme la place du voisin que chaque homme reçoit immanquablement, n'est que l'advenir à soi-même de toute singularité, son être quelconque - autrement dit tel quel.
Aise est le nom propre de cet espace non représentable. Le terme aise désigne en effet, selon son étymologie, l'espace à côté (adjacens, adjacentia ), lieu vide où il est possible à chacun de se mouvoir librement, dans une constellation sémantique où la proximité spatiale voisine avec le temps opportun (à l'aise, avoir ses aises) et la commodité avec la relation appropriée. Les poétes provencaux (dans les vers desquels le terme apparait pour la premiére fois en langue romane, sous la forme aizi, aizimen) font de l'aise un terminus technicus de leur poétique, désignant le lieu même de l'amour. Ou plutôt, non pas tant le lieu de l'amour que l'amour comme expérience de l'avoir lieu d'une singularité quelconque. En ce sens, aise désigne parfaitement ce "libre usage du propre" qui, selon une expression de Hölderlin, est "la tâche la plus difficile". "Mout mi semblatz de bel aizin" : tel est le salut que les amants, dans la chanson de Jaufré Rudel, échangent en se rencontrant."
Giorgio Agamben. "La communauté qui vient"
"Théorie de la singularité quelconque"
Librairie du XXe siécle . Seuil. 1990