"Chaque soir, comme je rentrais à la maison, les premiers mots de ma mére étaient :
-As-tu gagné quelque chose ?
Et je répondais : -Non, jour aprés jour. J'étais encore en apprentissage et l'on ne me donnait jamais une tâche qui eût pu me valoir un pourboire d'un de mes clients.
Ma mére ne disait rien, elle fixait le vide.
-Demain peut-être, disais-je pour la consoler. Mais le lendemain, je revenais encore les mains vides.
Les semaines passaient, le mois de février approchait et ma mére était de plus en plus tourmentée. Elle n'avait donné que cinq pengoe sur le loyer et le concierge menacait de nous expulser si l'arriéré ne lui était pas versé le 1er février. Nous devions soixante-quinze pengoe, mais ma mére n'en avait réuni à grand-peine que vingt-deux, et encore Dieu sait comment. Elle gagnait trois pengoe par jour, mais elle travaillait rarement plus de deux semaines par mois. Le reste du temps elle sortait pour chercher du travail, ce qui constituait une dépense supplémentaire, puisque le prix du tram était de quarante-huit filler pour aller en ville et en revenir, soit à peu prés le salaire moyen d'un paysan. Ma mére toussait de plus en plus pendant la nuit, couchée sous son manteau élimé qui remplacait l'édredon de plume. Je repris l'habitude de dormir tout habillé ; mais elle, la pauvre âme, elle ne pouvait s'y accoutumer. Elle maigrissait à faire peur ; ses petits yeux noirs s'enfonçaient profondément dans son visage pâli, on eût dit qu'ils voulaient fuir les soucis.
Lorsque je rentrais le 1er février, je la trouvai dans un tel état qu'au lieu de lui dire bonsoir, je demandai aussitôt :
-Va-t-il nous mettre à la porte ?
-Pas encore, répondit-elle. Mais si je ne paie pas le tout pour le 1er mars...
Elle se mit à pleurer amérement.
-Tant que tu as un toit sur la tête, sanglota-t-elle, tu peux crever de faim, tu es tout de même un être humain, mais quand tu es à la rue, il ne reste plus que ça...
Et elle montrait la bouteille d'eau de Javel.
Je savais ce qu'elle voulait dire. Les pauvres se suicident en avalant de l'eau de Javel, parce que la ménagére la plus misérable en a toujours pour sa lessive. Bien des femmes, dans notre village, en avaient bu ; et mon coeur se serrait atrocement à l'idée de ce qui arriverait le jour où elle en aurait assez. J'aurais voulu la consoler, mais je n'osais pas ouvrir la bouche car, moi aussi, j'étais tout prés des larmes.
Le lendemain matin, lorsque ma mére m'éveilla, je regardai la pendule avec ahurissement.
-Pourquoi m'appelles-tu si tôt ? demandai-je. Il est seulement quatre heures.
-Béla, dit-elle doucement, je n'ai pas d'argent pour ton tram.
-Ca ne fait rien, répondis-je. Combien faut-il de temps pour aller à pied ?
-Trois heures et demie, quatre heures. Mais il te faut être à temps...
-Trés bien, dis-je. La marche n'a jamais tué personne.
Mais ce n'était pas tout.
-Il n'y a pas de lait, laissa-t-elle échapper.
-Aucune importance, assurai-je en haussant les épaules. De toute façon, je n'aime pas ce lait écrémé. Donne-moi mon pain et je le mangerai en route.
-Il n'y en a pas non plus, sanglota-t-elle. Il ne nous reste rien, mon fils, que notre misére."
"L'enfant du Danube", p 160.