Il marchait sur la petite route déserte, sous le ciel gris chargé de pluie. Il portait à ses pieds des brodequins lourds et rigides. A chaque pas qu'il faisait, ces chaussures lui entamaient un peu plus le talon, lui mettait la chair à vif, et il sentait la douce humidité de son sang imprégner ses chaussettes. Il marchait sans pleurer, sans sourire, sans entendre, sans parler, sans rien dire. (Dans une cave un inquisiteur lui broyait doucement les pieds : il fallait qu'il avoue enfin sa douceur, son écoeurante douceur et son appartenance à ce monde brutal, sa sentimentalité, son appétence pour la douce chaleur d'un sein, d'un ventre nu, du corps d'une femme, d'une féminité humide ; il fallait qu'il avoue son appartenance au diable, boule de chair, gonade, marche seul sur la route, marchant au milieu des autres il s'en retourne seul, quitte la nuit, marche sous le ciel gris chargé de pluie, sur une route étroite bordée de sapins, marche au bout du monde, dans un pays inconnu, dans un pays hospitalier : écoeurant d'hospitalité, non pas hostile ; marche : la douceur l'écoeure. On l'attendait ici, on le désirait là, en raison de sa douceur humide, de son coeur mou, sucré, gentil, la merde dans ses intestins, l'urine, la boue, ses caresses, sa féminité molle, le sexe mou et l'enfant fou, marche saigne et ne crie pas, ne gémit pas n'invective plus, tout est bien, il n'y a plus rien à dire, que le coeur malade de douceur, la révolte bue : il n'aime plus personne : il aime tout le monde, curé inverti, prêtre caché, où sont tes cris, tes fureurs face à l'injustice, où ce monde t'a-t-il gangrené (par le talon, sous la peau, ton sang à tes pieds, tes lourdes chaussures sur l'asphalte) où sont tes coléres, où tes pleurs, et rire, ton humanité, faux-semblant, fantôme (Dans son corps d'enfant, une nuit, à la veillée, dans une ferme, toute la famille était réunie : aïeule, bisaïeule, oncle, tante, père mère, cousins,il avai sept ans, il fallait aller dans la nuit noire chercher le lait, il fallait longer la maison du diable où le vent se plaignait, il fallait un volontaire : aucun enfant ne voulut. Son père cria, le saisit au col et par le fondement, le jeta dans la cour, le pot au lait aprés lui, dans la nuit noire, la chaîne à son cou se brisa, il commença à marcher.)
("O mon enfant, ma soeur, mon épousée, je marche loin de toi et pourtant vers toi, en toi, je t'ai en moi, tu ne pleures pas et pourtant j'entend...") Toute cette eau, lourde, glissante, insinuante : ruisseaux, mers, océans, bruines, mares gelées, brumes, l'eau ruisselle sur la peau de l'enfant seul dans un pré, l'enfant plonge dans une piscine au milieu des bois, clapotis des vagues sur le sable jaune, sous le ciel bleu, dur, bleu. Il marche, tu nages.
(jusqu'à ce pays de marais et d'étangs où passe la lumiére de l'ouest.)
(La lumiére d'ouest, les nuages chargés d'ondées, qui passent rapidement sur le bleu du ciel, un bleu toujours un peu pâle, sur le sable piqueté de joncs, les prés, les chemins creux parcourus par les troupeaux de chévres. Le ciel qui se couvre à nouveau, assombrissant tout d'un seul mouvement, comme si l'on tirait le rideau sur une joie naissante, sur une promesse d'été brûlant, d'un été pourtant bientôt suivi d'une pluie persistante, verdissante sur l'eau dormante des étangs couverts de nénuphars et d'ajoncs, passerelles et ponts de bois bronzés par la pluie, craquelés par le soleil, de pluies sur la brume légére des champ fumant de chaleur, chargés d'herbes hautes bientôt livrées à la faux.)