"... et toujours, toujours ce laps de temps, ce hiatus entre vous, toujours trop tard, trop tôt, "plus tard"... quand, jamais, auriez-vous pu vous rejoindre, vous unir enfin, pour toujours et à jamais. D'où cet amour passé de lui à elle, d'elle à lui? Et ce mot gravé sur un mur blanc, un soir d'ivresse extrême, un soir de soleil couchant, de nuit tombante, d'obscurité lourde, ces mots tirés de ce livre, Malcolm tombé dans le ru, "Trop tard...", trop tôt, tu m'aimes, je ne t'aime pas, je t'aime, tu ne m'aimes plus, et chanter des chansons tristes, bêtes, des rires déments, gais, tu m'aimes, je ne t'aime plus, trop tôt. Enfin et ces textes brûlés qu'elle trace, quelque chose vous dépasse, quelque chose vous agit, et quand il cherche la paix, fébrilement, la sérénité est toujours sur un volcan, en équilibre sur un pic neigeux où l'air est rare et glacé, il lit : "Il est plus important de perdre Dieu que de perdre la créature." Ceci écrit et ressenti à la lecture de ces autres mots écrits par elle sur son carnet d'adresses à lui, où il cherchait quelqu'un à qui parler dans cette ville désertée : "Je t'aime"; il avait répondu, une ligne en-dessous, un ton en-dessous : "Tu parles..." ce qui signifiait sans doute qu'il ne croyait plus, qu'il ne croyait pas encore aux vertus de la parole, et pourtant ces mots tracés par elle, maintenant que son absence faisait que tout s'apaisait, ces mots résonnaient en lui comme un appel, comme ce visage d'elle qu'il croyait voir parfois penché à la fenêtre de la chambre qu'elle avait habitée jadis, du temps où il n'avait pas eu le courage, ou le désespoir, de venir la rejoindre dans cette ville, où j'écris, d'où je t'écris, où je vis maintenant, alors qu'elle en est partie, où vous n'avez fait une fois encore que vous croiser. Et ceci, pendant qu'en lui nagent et surnagent les deux images croisées du pont du bateau qui le ramenait vers elle, au large des Baléares, quand la nuit hésitait entre la chaleur et la pluie, une pluie fine et chaude qui contredisait l'hiver, le ramenait aussi vers des étés que vous n'avez jamais pu vivre ensemble, et l'image de cette flaque de lumiére verte sous la croix de néon d'une pharmacie de nuit, au coin de cette place où il t'avait rencontrée, alors que vous ne vous étiez pas vus ni écrit depuis deux ans, une éternité, que tu marchais vivement dans la nuit vers un rendez-vous dont il apprit plus tard qu'il était de rupture avec quelqu'un d'autre, et lui il marchait vers toi, venu, sans le vouloir vraiment, dans un bus de joueurs qui devaient disputer un match dans ta ville. Il ne jouait pas au rugby, n'avait rien à faire avec eux, et quand ils furent arrivés on le lui fit savoir, mais il découvrit qu'en fait il était venu te tuer, puisque, quand il te rencontra, le revolver qu'il avait volé au neveu de l'ami qui l'avait entraié dans ce bus tomba de sa poche devant toi, et tu n'eus pas un regard, que vague, et seulement ces mots : "Je n'ai pas le temps..." et ton corps surmonté de ce champ de blé dont tu lui avais dit qu'il serait le lieu de votre amitié marchait vers un autre, que tu quittais dans les mêmes convulsions qui furent les vôtres quand vous ne cessâtes, plus tard, de vous quitter, six ans durant, six ans de beauté convulsive, six ans de guerre et de pax, il y a onze ans de cela, onze ans avant que je rapporte cela, au retour d'une de ces patrouilles nocturnes dans la guerre sainte que je ne cesse de mener dans cette ville abandonnée, avec dans la tête ces paroles d'une chanson "et pourtant je vous dit que le bonheur existe, ailleurs que dans les rêves, ailleurs que dans les nues..." Et de cette patrouille j'ai ramené encore ces visages de gens qui fuient l'ennui, l'insomnie, la solitude, et de cet Arabe, harki, qui n'aime pas les arabes et fuit la mort qu'il porte dans sa poche, dans son regard, sous le crachin incongru, dans ses propos incohérents, la peur, la nuit, pendant que résonnent encore les coups de feu qui viennent de tuer un Arabe, là-bas, du côté de Menton. Et ces coups de feu sonnent et résonnent comme des coups d'arrêts à ces phrases que j'aligne pour que mes mots se déversent quelque part, pour qu'ils soient des algues flottantes au gré du vent, ou des poissons dans un courant, et quelque gorgée de vin que je bois au milieu de ma multitude. Et puis ces deux bouteilles que j'ai acheté dans cette épicerie de nuit gardée comme une banque, au sortir de laquelle je rencontrai Nour, je passai sous la fenêtre où tu n'es plus, je croisai ce crachin qui n'est pas d'ici, je dépassai, en sentant monter une terrible tension, ces deux camions blindés venus nuitamment opérer un transfert, dans une atmosphére de guerre, de cette guerre partout présente que j'entendais prononcée, que je traduisais : la guerre sainte qui nous remue, nous brasse et nous oblige à vivre. Et vivre, pour moi, comme je le dis à Nour, n'était plus que ceci: écrire, puisque je ne pouvais plus t'écrire, plus t'écrire sans me renoncer, me trahir, me renier. Ecrire pour redevenir ce que je suis, me retrouver dans ces temps lointains où seul le bruit du vent sur la lande proche de la maison froide, triste et isolée de mon père putatif, ce bruit du vent répondait au crissement de mes plumes, et mes ongles, sur le papier et sur les draps, ces nuits où j'écrivais à l'inconnu, ces nuits où plus tard, parfois, je descendais boire du vin à la cave, pour parler à quelqu'un de ce trou béant en moi: le creux de l'absence, le creux de la matrice où, sans cesse, "Dieu doit être enfanté" ... Et ce crissement, pour moi, maintenant, résonnait plus que ces cris qu'il y a peu je poussais, et n'atteignaient personne, pas même toi. Et comment, autrement, vous dire tout cela, sous la lampe, que toujours mon verre est vide, toujours la coupe est pleine. Je sais que maintenant vous vivez là-bas, à Paris, d'où il t'avait appelé quand il y vivait, juste aprés t'avoir croisé sous cette flaque de lumiére verte, là-bas où je ne suis plus, maintenant que je suis ici où tu n'es plus, où je prononce ces mots: "Toujours je tenterai d'élucider le mystére de ton amour pour les hommes déclinants que tu détestes, parce qu'ils ne sont plus hommes, qu'ils sont faibles et déclinant, et jamais je n'y parviendrai..." pendant que résonnent aussi ces mots, par moi dits à Nour: "Je vais remonter vers le nord, là-bas ils savent que l'on est en guerre, tandis qu'ici tout le monde l'ignore."
La pluie tombe, à présent, franchement. Le travesti que je croise toutes les nuits où je sors dans une quête de plus en plus vaine, a dû rentrer chez lui, lui aussi, seul, triste. La pluie tombe et troue la nuit froide d'un printemps qui ne vient pas, et pourtant a , en moi, ressurgi, et je vais reprendre le fil de ce que je devais dire, peut-être une centaine de pages avant, je ne le saurais que si je peux le lire un jour, si jamais un jour reviens dans la chaleur d'un matin où j'aurais pu dire : "A été."
... et je retrouvai l'humidité qui devait me ramener à cela, ces pages, ces lignes, ceci, t'écrire, faire taire ce bruit lancinant dans ma tête, aussitôt aprés que j'aie pu dire que je revenais sur l'avant, que je retrouvais une logique où ce qui était passé était avant ce qui se passe, et passe, avant que de tracer ces derniéres lignes où je disais : "dans la chaleur d'un matin où j'aurais pu dire "a été" je retrouvai la pluie qui berça et noya mon adolescence, et berce et noie l'adolescent que je suis, ne cesse d'être, prétend être, en accord avec le sens de ce mot. Il pleut et je retrouve dans ma mémoire le cahier bleu où j'écrivis : "pluie, curateur au ventre, débâcle météopsychologique", maintenant que je me souviens du sens de la débâcle, qui est le dégel, la zapoutitska, quand les ruisseaux, les riviéres, les fleuves, les lacs, les mers et la pluie retrouvent leur fluidité et leur sens, qui est de couler, et coulent, où je retrouve mes sens pour fuir cet instant où il faudra que je dise ce qui s'ensuivit, ce pourquoi je suis là où tout coule, ce qui a suivi cet instant où je dis : "Cet instant à jamais perdu, il le cherche dans les décombres d'une bâtisse..."
(de la pluie tombant sur la rue Varoski à l'île de Ré sous un ciel de nuages légers. S'appliquant à ne pas vouloir. Non pas refuser : n'avoir pas volonté de ce qui advient.)