"Quelconque est le mathème de la singularité, sans lequel il ne nous est posssible d'en penser ni l'être, ni l'individuation. Nous savons comment la scolastique pose le probléme du principium individuationis : face à Saint Thomas, qui en cherche le lieu dans la matière, Duns Scot conçoit au contraire l'individuation comme ce qui ajoute à la nature ou forme commune (par exemple, l'humanité) non pas une autre forme ou essence ou propriété, mais une ultimas realitas, un état "ultime" de la forme même. La singularité n'ajoute rien à la forme commune, sinon une ecceité (comme le dit Gilson : il ne s'agit pas ici d'une individuation par la forme, mais d'une individuation de la forme). Mais, à cette fin, il convient, selon Duns Scot, que la forme ou nature commune soit indifférente à une quelconque singularité ; autrement dit, qu'elle ne puisse être, en soi, ni particulière, ni universelle, ni une, ni multiple, mais telle qu'elle "ne répugne pas à être posée avec une quelconque unité singulière".
Les limites de Duns Scot tiennent à ce qu'il semble penser ici à la nature commune comme une réalité antérieure, dont la propriété est d'être indifférente à n'importe quelle singularité, et à laquelle celle-ci n'ajouterait que l'ecceité. De sorte qu'il laisse impensé précisément ce quodlibet qui est inséparable de la singularité et fait, à son insu, de l'indifférence la véritable racine de l'individuation. Mais la quodlibétalité n'est pas l'indifférence ; elle n'est pas non plus un prédicat exprimant la tendance de la singularité par rapport à la nature commune. Quel est, alors, la rapport entre quodlibétalité et indifférence? Comment entendre l'indifférence de la forme humaine commune par rapport aux hommes singuliers? Et qu'est-ce que l'ecceité qui continue d'être du singulier?
Comme nous le savons, Guillaume de Champeaux, le maître d'Abélard, affirmait que l' "idée est présente dans les individus singuliers non essentialiter, sed indifferenter". Et Duns Scot précisait qu'il n'y a aucune différence d'essence entre la nature commune et l'ecceité. Ce qui signifie que l'idée et la nature commune ne constituent pas l'essence de la singularité, que la singularité, en ce sens, est absolument inessentielle et, donc, que le critère de sa différence doit être recherché ailleurs que dans une essence ou un concept. Le rapport entre commun et singulier n'est donc plus pensable comme la permanence d'une essence identique dans les individus singuliers et le problème même de l'individuation risque de ne paraître qu'un pseudo-problème.
Rien de plus instructif, à cet égard, que la manière dont Spinoza pense le commun. Tous les corps, dit-il (Ethique, II, lemme II), ont en commun le fait d'exprimer l'attribut divin de l'étendue. Toutefois (selon la proposition 37, ibid.), ce qui est commun ne peut, en aucun cas, constituer l'essence d'une chose singulière. Décisive est ici l'idée d'une communauté inessentielle, d'une solidarité qui ne concerne en aucun cas une essence. L'avoir-lieu, la communication des singularités dans l'attribut de l'étendue, ne les unit pas dans l'essence, mais les disperse dans l'existence.
Ce n'est pas l'indifférence de la nature commune par rapport aux singularités, mais l'indifférence du commun et du propre, du genre et de l'espèce, de l'essence et de l'accident qui constitue le quelconque. Quelconque est la chose avec toutes ses propriétés ; aucune d'elles, toutefois, ne constitue une différence. L'indifférence aux propriétés est ce qui individualise et dissémine les singularités, les rend aimables (quodlibétales). De même que la juste parole humaine n'est ni l'appropriation de quelque chose de commun (la langue) ni la communication de quelque chose de propre, de même le visage humain n'est ni l'individuation d'une facies générique ni l'universalisation de traits singuliers : c'est le visage quelconque, pour lequel ce qui appartient à la nature commune et ce qui est propre sont absolument indifférents.
C'est en ce sens que doit être lue la doctrine de ces philosophes médiévaux pour qui le passage de la puissance à l'acte, de la forme commune à la singularité, n'est pas un événement accompli une fois pour toutes, mais une série infinie d'oscillations modales. L'individuation d'une existence singulière, loin d'être un fait ponctuel, est une linea generationis substantiae qui varie selon une gradation continue de croissance et de rémission, d'appropriation et d'impropriété. L'image de la ligne n'est pas fortuite. De même que, dans une ligne d'écriture, le ductus de la main passe continuellement de la forme commune des lettres aux traits particuliers qui en identifie la présence singulière, sans que, malgré la minutie du graphologue, l'on puisse en aucun point tracer une démarcation réelle entre les deux sphères, de même, sur un visage, la nature humaine passe d'une manière continue dans l'existence et cette émergence incessante constitue précisément son expressivité. Mais nous pourrions tout aussi vraisemblablement affirmer le contraire, autrement dit que c'est des cent idiotismes qui caractérisent ma manière d'écrire la lettre p ou de prononcer son phonème que s'engendre sa forme commune. Le commun et le propre, le genre et l'individu ne sont que les deux versants qui se précipitent de la même ligne de faîte du quelconque. Dans la calligraphie du prince Mychkine, qui peut imiter sans effort n'importe quelle écriture, le particulier et le générique deviennent ici indifférents, et c'est précisément en cela que consiste son "idiotie". Le passage de la puissance à l'acte, de la langue à la parole, du commun au propre, a lieu chaque fois dans les deux sens selon une ligne de scintillement alternatif où nature commune et singularité, puissance et acte échangent leurs rôles et se pénètrent réciproquement. L'être qui s'engendre sur cette ligne est l'être quelconque, et la manière dont il passe du commun au propre s'appelle usage - c'est-à-dire ethos."
Giorgio Agamben "La communauté qui vient". pp 22-26.
"quodlibet" : "Quelconque.
"L'être qui vient est l'être quelconque. Dans l'énumération scolastique des transcendantaux (quodlibet ens est unum, verum, bonum seu perfectum, l'étant quelconque est un, vrai, bon ou parfait), le terme qui, demeurant impensé en chacun, conditionne la signification de tous les autres, est l'adjectif quodlibet. La traduction courante au sens de "n'importe lequel, indifféremment" est certainement correcte, mais, dans sa forme, elle dit exactement le contraire du latin : quodlibet ens n'est pas "l'être, peu importe lequel", mais "l'être tel que de toute façon il importe" : il suppose, autrement dit, déjà un renvoi à la volonté (libet) : l'être quelconque entretient une relation originelle avec le désir. "
"C.q.v." 1. p.9