françois périgny (avatar)

françois périgny

Abonné·e de Mediapart

314 Billets

7 Éditions

Billet de blog 10 octobre 2009

françois périgny (avatar)

françois périgny

Abonné·e de Mediapart

VII . Maneries.

françois périgny (avatar)

françois périgny

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

"La logique médiévale connaissait un terme dont l'étymologie exacte et la signification propre ont échappé, jusqu'ici, à la patiente recherche des historiens. Une source attribue, en effet, à Roscelin et à ses disciples l'affirmation selon laquelle les genres et les universaux sont maneries. Jean de Salisbury, qui, dans son Metalogicus, cite le terme en précisant qu'il ne l'entend pas parfaitement (incertum habeo), semble en comprendre l'étymologie à partir de manere, "demeurer" ("L'on appelle maniére le nombre et l'état des choses, où chacune demeure telle qu'elle est"). A quoi se référaient ces auteurs en parlant de l'être le plus universel comme d'une "maniére"? Ou plut^ot, pourquoi ont-ils introduit à côté du genre et de l'espéce cette troisiéme figure?

Une définition d'Uguccione suggére que ce qu'ils appelaient "maniére" ne désignait ni un caractére génrique ni une particularité, mais quelque chose comme une singularité exemplaire ou un multiple singulier : "L'espéce s'appelle maniére, écrit-il, dans le cas précis où l'on dit : l'herbe de cette espéce, c'est à dire de cette maniére, pousse dans mon potager." Les logiciens parlaient, pour ce genre de cas, d'une "indication intellectuelle" (demonstratio ad intellectum), dans la mesure où "une chose est montrée et une autre est signifiée". La maniére n'est, autrement dit, ni un genre, ni un individu : elle est un exemplaire, c'est à dire une singularité quelconque. Il est probable, alors, que le terme maneries ne dérive pas de manere (pour exprimer la demeure de l'être en soi-même, la mône plotinienne, les philosophes du Moyen Age employaient les termes manentia ou mansio), ni de manus (comme le veulent les philologues modernes), mais de manare, et indique l'être dans son pur jaillissement. Il ne s'agit, selon la scission qui domine l'ontologie occidentale, ni d'une essence ni d'une existence, mais d'une maniére jaillissante ; non d'un être qui est dans tel ou tel mode, mais d'un être qui est son mode d'être et, de ce fait, tout en restant singulier et non indifférent, est multiple et vaut pour tous.

Seule l'idée de cette modalité jaillissante, de ce maniérisme originel de l'être, permet de trouver un passage entre l'ontologie et l'éthique. L'être qui ne demeure pas enfoui en lui-même, qui ne se présuppose pas lui-même comme une essence cachée, que le hasard ou le destin condamnerait ensuite au supplice des qualifications, mais qui s'expose en elles, qui est sans résidu son ainsi, un tel être n'est ni accidentel ni nécessaire, mais, pour ainsi dire, continuellement engendré par sa propre maniére.

C'est à un être de ce genre que devait penser Plotin lorsque, cherchant à définir la liberté et la volonté de l'un, il expliquait que l'on ne peut dire de celui-ci qu' "il lui est arrivé d'être ainsi", mais seulement qu'il "est tel qu'il est, sans être maître de son propre être" et qu' "il ne reste pas enfoui en lui-même, mais se sert de lui-même tel qu'il est" et qu'il n'est pas ainsi par nécessité, dans la mesure où il ne pourrait faire autrement, mais parce que "ainsi est le mieux".

La seule façon peut-être de comprendre ce libre usage de soi, qui ne dispose pas, toutefois, de l'exisence comme d'une propriété, est de le penser comme une habitude, un ethos. Etre engendré par sa propre maniére d'être, constitue, en effet, la définition même de l'habitude (c'est pourquoi les Grecs parlaient d'une seconde nature) : éthique est la maniére qui, sans nous échoir et nous fonder, nous engendre. Et ce fait d'être engendré par sa propre maniére est l'unique bonheur vraiment possible pour les hommes.

Mais une maniére jaillissante est également le lieu de la singularité quelconque, son principium individuationis. Pour l'être qui est sa propre maniére, celle-ci n'est pas, en effet, une propriété qui le détermine et l'identifie comme une essence, mais plutôt une impropriété ; ce qui toutefois le rend exemplaire, c'est que cette impropriété est assumée et appropriée comme son être unique. L'exemple n'est que l'être dont il est l'exemple : mais cet être ne lui appartient pas, il est parfaitement commun. L'impropriété, que nous exposons comme notre être propre, la maniére, dont nous faisons usage, nous engendre, elle est notre seconde nature, la plus heureuse."

G.A. "La communauté qui vient" VII. pp 32-35 .

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.