... Fais, Seigneur, qu'un homme soit saint et grand
et donne-lui une nuit profonde, infinie,
où il ira plus loin qu'on ait jamais été ;
donne-lui une nuit où tout s'épanouisse,
et que cette nuit soit odorante comme des glycines,
et légère comme le souffle des vents,
et joyeuse comme Josaphat.
Fais qu'il parvienne enfin à la maturité,
qu'il soit si vaste que l'univers suffise à peine à le vêtir ;
et permets-lui d'être aussi seul qu'une étoile
pour qu'aucun regard ne vienne le surprendre
à l'heure où son visage change, bouleversé.
Fais que le temps de son enfance ressuscite dans son coeur ;
ouvre-lui de nouveau le monde des merveilles
de ses premières années pleines de pressentiments.
Fais qu'il lui soit permis de veiller jusqu'à l'heure
où il enfantera sa propre mort,
plein d'échos comme un grand jardin
où comme un voyageur qui revient de très loin...
Tiens-nous éveillés, une fois au moins ;
révèle ce qui gît au fond de nous.
Ne nous force plus à enfanter dans la souffrance ;
donne à notre enfantement un sens plus lourd.
Toi qui peux tout, plutôt que d'exaucer le rêve de la femme
qui croit porter Dieu dans son sein,
fais-nous connaître enfin l'homme dans sa vérité,
l'homme qui porte en lui sa propre mort,
montre-nous le chemin qui mène à lui
et délivre-nous des mains acharnées à sa perte.
Les grandes villes n'ont rien de vrai ;
elles faussent le jour et la nuit,
et l'espoir de l'enfant, la vie même des bêtes.
Et leur silence ment et leurs bruits sont trompeurs.
Rien ne les relie plus au vaste mouvement
qui gravite éternellement autour du centre que tu es.
Et les vents écartelés aux détours des ruelles
dispersent leur grande clameur en mille chuchotements de haine.
Heureux les vents qui fuient vers les jardins...
Car les jardins ont été faits pour des rois
qui s'y étaient distraits quelque temps
avec des jeunes femmes entrelaçant des fleurs
au son prestigieux de leur rire.
Elles étaient l'éveil de ces parcs fatigués.
Elles allaient en chuchotant comme le vent dans les buissons ;
et le froissement de soie de leurs robes matinales
faisait sur le gravier un bruit de ruisseau.
Les jardins à présent pleurent leur souvenir.
Ils se vêtent de teintes claires quand s'en viennent d'autres printemps,
et brûlent lentement aux flammes de l'automne
à travers leurs branches entrelacées
comme les arabesques forgées au fer des grilles.
Et tout au fond des jardins apparaît un palais
enseveli dans la vision intérieure
de ses salles peuplées de lourds portraits d'ancêtres.
Indifférent à tout, ne se souvenant plus des fêtes d'autrefois,
il reste, silencieux et patient comme un hôte.
Hélas, après j'ai vu les palais de ce temps.
Ils paradaient comme des paons au fier plumage
mais à la voix criarde, horrible.
Beaucoup d'hommes sont riches et leur orgueil est grand.
Mais les riches ne sont pas riches...
Ils ne sont pas comme les pasteurs de ces peuples nomades
qui passaient par les plaines vertes et claires,
suivis de la masse de leurs troupeaux
comme les nuages passent dans le ciel
du matin
Et quand ils dressaient la tente pour le campement du soir,
alors se levait l'âme errante des plaines,
et les chameaux se profilaient au loin comme des chaînes de montagne.
Ils ne sont pas comme les cheiks des tribus du désert
qui reposaient la nuit sur des tapis fanés
mais enchâssaient des rubis étincelants
dans les peignes d'argent de leurs juments favorites.
Ils ne sont pas comme ces princes aux moeurs altières
pour qui l'or était sans attrait,
et qui passaient chaque jour de leur vie dans l'ivresse
de l'ambre, de l'amande et du santal.
Ils ne sont pas comme ces armateurs des vieux ports de commerce
qui s'entouraient d'oeuvres d'un art superbe,
et parvenaient au prix de l'entêtement de toute une vie
à faire de leurs ports une oeuvre plus belle encore ;
ils ne sont pas semblables à ces anciens magnats
qui, enveloppés dans le manteau d'or de leur ville
comme la feuille dans le bourgeon,
sommeillaient aux battements de leurs tempes blanches.
C'étaient là des riches pour qui la vie durait
sans limites et lourde de sens ;
mais le temps des riches est passé,
et nul n'appellera plus jamais leur retour.
Fais seulement que les pauvres restent pauvres.
Pauvres, ils ne le sont pas ; ils ne sont que privés de biens essentiels
et livrés au hasard, sans force et sans volonté.
Ils sont marqués du sceau d'une angoisse sans nom
et dépouillés de tout, même du sens de la pauvreté.
La poussière des villes se lève pour souiller leurs visages
et toutes les immondices s'attachent à eux.
Ils vont échouer à la dérive comme des épaves ;
ils ont peur comme des pestiférés
mais si le monde sentait le poids de la souffrance
il porterait les pauvres comme une couronne de roses à son front.
Car les pauvres ont la pureté de la pierre
et l'innocence de la bête aveugle qui vient de naître ;
et dans leur simplicité pleine de toi, ils ne demandent
qu'à rester pauvres comme ils le sont en vérité...
Car la pauvreté est comme une grande lumière au fond du coeur...
Tu es le pauvre, le dénué de tout,
tu es la pierre qui roule sans trouver le repos,
tu es le lépreux hideux dont on se détourne
et qui rôde autour des villes avec son grelot.
Pas plus que le vent tu n'as de lieu
et ta beauté cache mal que tu es nu
et même le vêtement qu'un orphelin met en semaine est plus somptueux,
car au moins il lui appartient...
Tu es pauvre comme le besoin de naître d'un enfant
dans une fille honteuse d'être mère
et qui serre son ventre au risque d'étouffer
l'autre vie qu'elle porte et qui tressaille en elle.
Tu es pauvre comme une pluie printanière
qui descend doucement sur les toits d'une ville
et comme le voeu chéri d'un prisonnier
au fond de sa cellule à jamais hors du monde.
Tu es pauvre comme les malades qui dans la nuit
se retournent sans cesse et sont presque heureux
et comme les fleurs entre les rails
si tristes dans le vent confus des voyages
et comme la main qui monte aux yeux pour cacher des larmes trop tristes...
Et que sont , devant toi, tous les oiseaux qui tremblent ?
Qu'est-ce, devant toi, qu'un chien affamé ?
Qu'est pour toi la longue et silencieuse tristesse des bêtes
abandonnées de tous dans la captivité ?
Et devant toi et ta misère
que sont tous les pauvres des asiles de nuit ?
Ils ne sont que d'humbles cailloux,
et pourtant comme la meule de pierre d'un moulin,
ils donnent un peu de pain...
Mais toi tu es vraiment le pauvre, le dénué de tout,
tu es le mendiant qui se cache la face ;
tu es la grande lumière de la pauvreté
auprès de qui l'or semble terne.
Tu es en exil, tu n'a pas de patrie,
aucune place ici-bas n'est la tienne.
Ta taille nous écrase, tu es trop grand pour nous.
Tu hurles dans le vent,
tu es comme une harpe que briserait
toute main qui touche ses cordes.
Toi qui sais tout, toi dont la science infinie
naît de la surabondance de la pauvreté,
fais que les pauvres ne soient pas toujours écrasés,
libère-les du lourd mépris attaché à leurs pas.
La vie des autres hommes erre et flotte en tous sens ;
eux seuls prennent racine au sol comme des arbres.
Regarde-les bien : qui peut les égaler ?
Leur marche les conduit où les pousse le vent,
ils reposent comme s'ils étaient tenus dans une main ;
et dans leurs yeux se reflète l'ombre sainte des prairies
où tombe une brève pluie d'été.
Les pauvres sont aussi silencieux que les choses,
et quand au hasard des chemins un foyer les accueille
ils y prennent place humblement comme des visages familiers
et se confondent aux ombres vagues du décor,
et s'effacent dans l'oubli comme des outils abandonnés.
Ils sont pareils à ceux qui gardent des biens
qu'ils n'ont jamais vus de leurs yeux ;
ils errent, radeaux perdus sur des gouffres,
et comme des draps de toile étalés dans les prés
ils gisent sans défense, exposés à tout vent.
Ils souffrent de cette seule et grande souffrance
dont l'homme n'a su faire que de mesquins soucis ;
et ils acceptent leur existence avec beaucoup d'amour,
qu'elle ait la douceur de l'herbe ou la dureté de la pierre.
Et ils vont dans l'espace qu'embrasse ton regard
comme vont les mains sur les cordes de la harpe.
Sauve-les seulement du péché des grandes villes
où la haine et la confusion pèsent sur eux.
Les grandes villes ne pensent qu'à elles-mêmes
et entraînent tout dans leur hâte dévorante ;
elles brisent la vie des bêtes comme du bois
mort et consument des peuples entiers dans leur tourment.
Et les hommes asservis à une fausse science
s'égarent, ayant perdu le rythme de la vie
et parce qu'ils vont plus vite vers des bruits aussi vains
ils appellent progrès leur traînée de limace.
Et ils font parade d leur impudeur comme des filles
et s'étourdissent au bruit du métal et du verre.
Ils vont sans cesse obsédés d'un mirage
qui les pousse hors d'eux-mêmes.
L'or règne en tyran et use toutes leurs forces...
Et ce n'est que sous le fouet de l'alcool et des autres poisons
qu'ils persistent dans leur agitation stérile.
Et les pauvres souffrent, asservis sous ce joug
et tout ce qu'ils voient les accable.
Ils sentent sur leur peau les frissons de la fièvre
et rôdent dans la nuit comme des âmes en peine ;
ils sont rejetés avec tous les déchets des villes
et engendrent le dégoût comme la charogne étalée au soleil.
Au hasard des rues, tout les insulte et les rebute ;
le fard cynique des filles et le fracas éblouissant des voitures...
Mais s'il est encore une voix pour prendre leur défense,
fais qu'elle sonne haut, mon Dieu, et qu'on l'entende.
Où donc est celui qui sut tirer sa force d'une grande pauvreté
au-delà du temps et de toute possession,
celui qui osa se dévêtir sur la place publique
et marcher au mépris de l'évêque ?
Où est-il le plus aimant de tous les hommes,
le frère aux pieds nus des bêtes des champs
qui savait voir l'éternité dans chaque chose ?
Il n'était pas comme ces hommes perclus de fatigue
qui voient l'espoir s'éloigner d'eux de plus en plus.
Il allait par les prés en parlant aux fleurs
comme on parle à des frères.
Il parlait de lui et de ce qu'il voyait
pour que chacun pût partager sa joie
et son coeur lumineux s'épanchait sans limites
et rien n'était trop humble pour son amour.
Il venait de la lumière et allait vers une lumière plus grande
et sa cellule était pleine d'allégresse.
Où s'en est-il allé, l'être de lumière, le rayonnant d'amour ?
Et pourquoi les pauvres qui n'ont que leur espoir pour les guider
ne voient-ils plus au loin son fanal dans la nuit ?
Que ne se lève-t-il dans leur crépuscule,
lui, l'étoile du soir de la grande pauvreté. »
(traduit de l'allemand par Arthur Adamov )