"L'expérience poétique la plus révolutionnaire en régime capitaliste ayant été sans conteste, pour la France et peut-être pour l' Europe, l'expérience dadaïste-surréaliste, en ceci qu'elle a tendu à détruire tous les mythes artistiques qui, depuis des siécles, permettaient l'exploitation idéologique, aussi bien qu'économique, de la peinture, de la sculpture, de la littérature, etc. (ex. : les frottages de Max Ernst, qui, entre autres significations, eurent celle de bouleverser les bases d'estimation des critiques d'art et des experts, estimations basées précédemment sur la perfection technique, la touche personnelle et la durée des matériaux employés) cette expérience peut et doit servir la libération du prolétariat. C'est seulement quand le prolétariat aura pris conscience des mythes sur lesquels reposent la culture capitaliste, quand il aura pris conscience de ce que ces mythes, cette culture représentent pour lui, et qu'il les aura détruits, c'est seulement alors qu'il pourra passer aux développements qui lui sont propres. La leçon positive de cette expérience négatrice, c'est à dire sa transfusion dans le prolétariat, constitue la seule poétique révolutionnaire valable...
Le surréalisme n'en demande pas davantage. Il suffit, de ce côté, que la cause soit entendue pour que peut-être on veuille bien nous passer, sur le plan du militantisme révolutionnaire proprement dit, notre turbulence, notre faible capacité d'adaptation jusqu'à ce jour aux régles nécessaires d'un parti, ce qu'on a pu appeler quelquefois notre "blanquisme". Il n'est que trop certain qu'une activité comme la nôtre, en raison de sa particularisation même, ne peut être poursuivie dans le cadre d'une des organisations révolutionnaires existantes : force lui serait de cesser le travail au seuil de cette organisation. Or, si l'on nous accorde qu'une telle activité a tendu avant tout à détacher définitivement le créateur intellectuel des illusions dont l'entourait encore avant nous la société bourgeoise, je ne vois pour ma part que des raisons de poursuivre cette activité.
Le droit que nous en demandons et notre désir d'en user n'en sont pas moins fonction, comme je le disais en commençant, de la possibilité qui nous est laissée de poursuivre nos investigations sans avoir à compter, comme nous devons le faire depuis quelques mois, avec une offensive brusquée de l'imbécillité et de la canaillerie. Il est bien entendu que pour nous, surréalistes, les intérêts de la pensée ne sauraient cesser d'aller de pair avec les intérêts de la classe ouvriére. Que toute menace aux libertés, toute entrave à l'émancipation de la classe ouvriére et à plus forte raison toute attaque contre elle à main armée est par nous ressentie comme une tentative d'empoisonnement de la pensée. Je le répéte, ce péril est loin d'être conjuré, il est aussi grand à Bruxelles qu'à Paris. Les surréalistes ne peuvent être accusés d'avoir tardé à le reconnaître puisque, le lendemain même du premier coup de force fasciste en France, c'est à eux que revient l'honneur d'avoir, dans les milieux intellectuels, pris l'initiative de lancer un Appel à la lutte qui a pu paraître le 10 février revêtu de 90 signatures. Vous pouvez être assurés, Camarades, qu'ils ne s'en tiendront pas là, que déjà ils ne s'en sont pas tenus à ce seul acte."
André Breton. "Qu'est-ce que le surréalisme" 1934.
Réédit. "Le temps qu'il fait". (copyright : Elisa Breton, Aube Elléouet et Le temps qu'il fait)