Paul Valadier :
"La deuxième dissertation de la Généalogie de la morale cherche à descendre dans les labyrinthes de la volonté ; et ce texte plein de violences et de cruautés attribue au manque de confrontation au contrat imposé par la tradition ou à la loi du maître (en fait à toutes formes d'autorité) l'incapacité à devenir "maître de soi", souverain de soi-même. L'incapacité à se forger une volonté propre en se confrontant à la force des traditions et des morales produit ces volontés incapables de se vouloir et de vouloir quoi que ce soit qui les dépasse. Ce rude rappel à l'importance de la formation de la conscience morale montre aussi que la mauvaise conscience l'emporte alors, ravageant des êtres de ressentiment toujours obligés de se mesurer à des "effigies" imaginaires inaccessibles. Le tourment et l'insatisfaction des modernes trouveraient là une source toujours féconde et inextinguible.
Du moins tant que ces volontés asservies, incapables de se prendre en main, ne trouvent pas des "prêtres ascétiques" (troisième dissertation) qui donnent un sens (illusoire) à leur tourment. Plutôt n'importe quel sens que pas de sens du tout. Mais, dira-t-on, où sont aujourd'hui ces "prêtres ascétiques" ? N'est-ce pas sur un tel point que la pensée de Nietzsche est la plus inactuelle au sens péjoratif du terme ? Or s'il est bien clair que ces fameux "prêtres ascétiques" sont devenus rares dans les églises ou les temples, ils n'en continuent pas moins à prospérer de manière plus subtile, selon la ruse toujours intelligente des faibles. Mais ailleurs et sous d'autres formes. Comme le précise ces pages assez terribles, de tels prêtres sont ceux qui fournissent des dérivatifs au ressentiment, ceux qui continuent à endormir des volontés tourmentées ou perdues dans leur torpeur ou enfermées dans le divertissement ( ne pas oublier que Nietzsche fut un admirateur de Pascal). Il ne manque pas de gourous pour endormir les volontés, d'illuminés qui détestent d'avoir à être soi ( pour s'ouvrir à l'Esprit ou à la volonté d'un Prophète), de séducteurs qui grisent les esprits plutôt que de leur demander de "dire oui" à la vie, à la vie unique qui est la leur.
Si la morale ascétique se définit par la formule de la division de la vie d'avec elle-même, de son retournement acharné contre soi, qui niera qu'elle domine dans les idéaux de la compétitivité à tout prix, de la performance, du harcèlement incessant sur les lieux de travail ? Cette morale donne en effet un but, elle permet de mobiliser des énergies qui sans elle tourmenteraient l'individu ; elle n'est donc pas une illusion qu'un peu plus de raison pourrait vaincre, elle est la façon vitale de tenir à la vie et de la détenir. Mais le but visé par l'idéal est inatteignable, et en ce sens cette morale contribue à étourdir, à rendre malade, dépressif, à viser des fins inaccessibles qui brisent en réalité l'individualité au lieu de la "sauver". Elle est la forme nouvelle d'un "nihilisme suicidaire " (§ 28). Ainsi les prêtres ascétiques actuels sont-ils sans doute plus présents dans les tours de la Défense et leurs bureaux climatisés que dans les sacristies. Ou dans les nouveaux "séminaires" où l'on inculque des contraintes sur soi qui n'ont rien à envier aux anciens séminaires. Il faudrait aussi ranger dans cette catégorie ces scientifiques (§ 23) qui, animés par une « volonté inconditionnelle de vérité », font croire régulièrement qu'on va enfin déchiffrer le mystère de la vie ou du cosmos, prétendant qu'on peut rendre toute chose « pensable » (Ainsi parlait Zarathoustra, II, » Von der Selbst-Überwindung«).
L'idée de généalogie est assurément féconde, car elle prend en compte l'importance du sujet et en lui de la volonté. Par là-même, fidèle à Schopenhauer qui a donné tant de place à la volonté, Nietzsche se sait aussi l'héritier du christianisme. Il n'ignore pas que le souci de soi, lié à une théologie du péché, a ouvert la voie à des analyses psychologiques inconnues de l'Antiquité, mais plus largement a fondé l'importance moderne donnée à la personne, ou comme il dit plus volontiers, à l'individu. . C'est donc le Christianisme qui apporte avec lui ce sens de l'individu, et ouvre la voie à la découverte de l'abîme qu'est chacun pour lui-même. Pour cette raison, Nietzsche ne rêve nullement d'un retour à la Grèce comme d'autres philosophes allemands l'ont fait avant lui. Nous sommes les héritiers du christianisme, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur dans l'insistance mise sur la subjectivité qui nous rend étranger le monde grec (ainsi, dit-il, nous ne comprenons plus ce que les Grecs entendaient par «esclave» ( le Gai Savoir, § 18 ) ; mais pour le pire, car la conscience de soi peut s'affaisser dans l'incapacité à se vouloir, ou dans la culpabilité permanente (l'insatisfaction moderne), selon la pente de nos sociétés, valorisant à l'excès les droits de l'homme, comme si l'individu était un ayant droit qui recevrait sans jamais avoir à « créer ». L'affaissement moderne ne pourrait être « surmonté » que si l'individu apprenait à se vouloir , à devenir maître de soi, à apprendre à danser au-dessus des abîmes*, un peu comme l'enfant d'Ainsi parlait Zarathoustra, ou comme le dieu danseur qu'évoquent aussi ces chants. Comme le danseur dont la grâce découle de la discipline (la loi) qu'il a su vouloir s'imposer".
Extrait du numéro 403, mars-avril 2014 de la revue Esprit, "Notre nihilisme", pp 77-79, dans "Nietzsche : un inactuel qui nous parle".
*"marcher sur l'eau".