"Cela fait partie des histoires du mystére que Nous te révélons, puisque aussi bien tu n'étais point parmis eux quand ils s'accordérent sur leur acte en vue de tromper.
Seulement la plupart des hommes, même si tu t'y évertuais, ne seraient pas croyants
bien que pour cela tu ne leur demandes pas de salaire, ce n'est rien de moins qu'un Rappel lancé aux univers.
Combien de signes dans les cieux et sur la terre devant lesquels ils passent en se détournant !
la plupart ne croient en Dieu qu'en lui donnant des associés
sur quoi s'assurent-ils que ne va pas les accabler une catastrophe en châtiment de Dieu, ne va pas les accabler l'Heure, à l'improviste, sans qu'ils en prennent conscience ?
Dis : "Ceci est mon chemin. J'appelle à Dieu dans la clairvoyance, moi et tous ceux qui me suivent. Gloire à la transcendance de Dieu, je ne suis pas des associants".
Avant toi Nous n'avons envoyé que des hommes auxquels il était fait révélation, parmi les habitants des cités. N'ont-ils pas assez parcouru la terre pour considérer quelle ne fut pas la fin des humains avant eux ?
Combien meilleure est la demeure de la vie dernière pour ceux qui se sont prémunis ! Finirez-vous par raisonner ?
Et quand les envoyés désespéraient de s'estimer à ce point démentis, alors leur est venue Notre assistance, de sorte que Nous sauvons qui Nous voulons et que jamais Notre rigueur n'est détournée du peuple de crime.
Dans la narration de leur légende réside une leçon pour les êtres dotés de moelles. Ce n'est pas une affabulation, mais une avération des Ecritures déjà en vigueur, une articulation de tout en détail, et la guidance et la miséricorde pour les croyants."
Sourate XII, versets 102-111 Essai de traduction de Jacques Berque.
L'appel à la raison
"A la fin de XII, Joseph, le Coran appelle à précher Dieu dans la "clairvoyance" ou la "lucidité" (baçira) : autant d'appels à l'exercice de la raison.
Dans le même ordre d'idées, une injonction peut intriguer : celle qui est faite au Prophéte à la fin de XV, al-Hijr, 99 : "Adore ton Seigneur jusqu'à ce que t'arrive le yaqîn". On s'est résigné à traduire le mot, comme habituellement, par "certitude" : mais c'est dissocier de la foi la certitude* ; or une foi totale est inhérente à la qualité de prophéte. Aux yeux du cheikh Abû Sa 'ûd, ce yaqîn-là voudrait dire la mort, seule capable d'apporter au fidéle une vision directe de Dieu. Pour tel autre il s'agirait d'un triomphe définitif. Si nous nous reportons à l'honnête Tabarî, nous le voyons recourir à un hadîth de Zayd b. Thâbit, remontant à une femme des Ançar : le prophéte lui-même aurait employé ce terme pour désigner la mort.
Seulement, cette tradition n'est-elle pas réductrice? Le vocable, pour autant que Muhammad l'ait employé dans un certain sens, aurait-il de ce fait aliéné l'ensemble des autres acceptions possibles ? Eriger la certitude en finalité de l'adoration, en tant qu'ultime degré dans l'appréhension du Vrai, paraît plausible, moins surprenant, en tout cas, que l' "abêtissez-vous" de Pascal. Ajoutons qu'il n'y a pas en Islam d'ordre de la foi se distinguant d'un ordre de l'esprit et d'un ordre de la nature : la démonstration coranique va plutôt dans le sens de leurs affinités, et cela sans le moindre recours à l'immanence...
Ainsi, comment interpréter la définition métaphorique de Dieu même en tant que "lumiére des cieux et de la terre" (XXIV, la Lumiére, 35) ? La sourate IX, le Repentir ou la Dénonciation, condamne ceux qui veulent éteindre cette lumiére du souffle misérable de leur bouche. Et qui donc ? Les dénégateurs, ou réfractaires à la Vérité. Ne prennent-ils pas, en l'occurence, figure d'obscurantistes ? Aussi bien dans le cours des siécles, et singuliérement aujourd'hui, l'obscurantisme ne consiste-t-il pas à tenter d'éteindre cette lumiére de Dieu ? Elle-même se définit comme "lumiére sur lumiére". Qu'est-ce à dire sinon qu'elle multiplie et transfigure la lumiére naturelle, sans pour autant la congédier ? L'affinité sera dépassée mais non pas dépouillée, comme elle le serait par une surnature prompte à durcir en anti-nature...
Le critére, en tout cas, ne saurait être que le "Vrai" (Haqq).Le mot désigne aussi la nécessité qui le rend effectif : la Vérité donc, et tout ensemble le réel, l'idéal et le concret, mais aussi le droit et l'obligation à leur degré suprême. La racine revient dans le Coran 290 fois. "Dieu est le Haqq" (XXII, le Pélerinage, 6). Or, ce terme n'a pas dans cette formule valeur d'attribut, mais de substantif et d'équivalent . Le Haqq, c'est la vérité métaphysique, certes, mais ici aussi la nécessité de cette vérité, la notion s'enchaînant dans la plupart des cas avec celle d'ordre de la nature et de genése de l'homme.
Ce qui nous importera pour l'instant, c'est de souligner ces appels de la rationalité. De ceux-ci, on trouve toute une gamme. L'invocation de la certitude métaphysique, comme on l'a vu, mais aussi l'élucidation universelle qui pointe sur le divin. Et puis la confiance faite aux arguments de la raison dans d'innombrables passages où la vérité s'efforce d'emporter la conviction de ses adversaires. Et puis encore le sens commun. Quoi ? La chose au monde la mieux partagée? Cela fait, en tout cas, que la sagesse (hikma) soit si souvent présente dans ces pages, où Dieu même est qualifié de Hakîm. Qu'est-ce que la sagesse ? Elle consiste, dit un vieux dicton arabe, en trois éléments : l'élocution des Arabes, l'adresse manuelle des Chinois, la raison des Hellénes. Encore la raison ! Déjà les Hellénes ? Si loin que les Chinois... Il est vrai qu'un sage proverbial comme Luqmân, un africain paraît-il, était alors donné comme professant des maximes qui, pour ressortir principalement à l'humain, n'en furent pas moins adoptées par la fois nouvelle°. Car la foi, derriére la sagesse, retrouve la nature et la raison. Oui, la raison, de qui l'appel retentit à l'unisson des innombrables occurences de racines comme '.q.l. ; dh.k.r. ; f.k.r. ; sh.'.r ; la raison qui pourrait aussi se reconnaître au tour réflexif que prend souvent la révélation elle-même ; la raison, qui se donne pour l'objet de la prédication : ...la'allakum ta'qilûna, "escomptant que vous raisonniez", (plus de vingt occurences); la raison critique, enfin, qui intervient pour éliminer la plupart des rites anciens**, sélectionner les observances, traiter des mythes en apologues dialogués, méditer sur la révélation présente et derniére, proposer enfin aux autres monothéismes un plus grand commun diviseur assorti de tolérance."
Jacques Berque, "En relisant le Coran" Sindbad éditeur, 1990.
*"Rappelons que dans sa"Premiére Méditation", ce n'est pas tant de vérité que se préoccupe Descartes, que de certitude". (J.B.)
°" Cf II, la Vache, 269 et XXXI, Luqmân, pass.
**car, oui, le Coran vient pour éliminer des rites anciens. (N.d.s.)