Les premiers mots sont toujours difficiles...
surtout si l'on s'est tu depuis si longtemps. Je ne sais pas quels sont les premiers souvenirs qui me reviendront de tout ce chemin, depuis que je suis parti. Je ne suis pas même sur de savoir d'où, exactement, je suis parti. Sur mon passeport, il est écrit: Konstanz (Constance) R.F.A. C'est un passeport français, un vieux passeport, bleu, comme on les faisait jadis, avant l'U.E. Konstanz: une ville allemande sur la rive suisse du lac.Je n'ai jamais vu la maison où vivaient mes parents. J'ai l'impression de ne jamais avoir eu d'attaches, nulle part, qu'avec la langue française. Et si je me nommais Piotr Veliki, c'était dans un autre monde. Vous comprendrez alors que mes souvenirs soient si décousus, si vagues. "O passi sparsi... O pensier vaghi e pronti..." Je vais laisser à la nuit et au rêve le soin de décider où cela commencera... Au bord du Saint-Laurent, entre Matane et Québec, peut-être. Sur la berge du Miosson, prés de l'abbaye de Ligugé, où je jouais au football avec un jeune moine franciscain...
"Or en cela consista la faute du serpent primordial : il unifia l'En bas et divisa l'En haut, c'est pourquoi il entraina sur le monde les conséquences que l'on sait. Il convient au contraire de trancher dans l'En bas et de réunir dans l'En haut"
Sepher ha Zohar
ON
(Guimauve)
... de m'adresser ainsi à ceux qui ne connaissent pas la froide nuit des parkings, où tu cherchais refuge quand tes yeux s'embuaient de sommeil, quand tu cherchais un carton derriére lequel abriter ta propre nuit, la nuit de ton être, ce qu'il en restait alors, dans une nuit désolée, tandis que deux hommes chargeaient des meubles sur un camion aux plaques espagnoles, qui s'apprêtait à ramener un foyer vers Burgos, vers cette autre nuit que tu avais connu, que tu connaissais, passée dans un salon aux meubles d'un rouge passé, sous la douce lumiére d'un abat-jour de peau, ce salon vide. Alors peut-être était-elle encore dehors, une chaussure à la main, claudicante, chancelante, éplorée, tentant de rejoindre le salon déserté... vide...seule... encore éplorée, d'une tristesse qui aujourd'hui encore te poing le coeur. (Dans cette nuit noire vous seriez-vous retrouvés, qui n'eût été ainsi vomissante, de cette sueur âcre qui vous étreint et vous enserre encore.) Dans cette ville proche de l'Espagne, où vous auriez tenté de dessiner la géométrie variable de vos improbables retrouvailles.
Mais ce ton apaisé convient-il aux secousses qui sans cesse agite ce filet où vous... d'un monde morcelé où la pensée de l'un est aussi éloignée de l'autre que peut l'être... Alors, pourquoi chercher à dire encore, sinon, peut-être, parce que quelque chose vous échappe comme s'échappe de vous ce filet d'air que vous pensiez pouvoir... (où l'on aurait pu voir celui qui cherchait le refuge transgresser la notion de medium: "Comme si tous ceux qui formaient ce que l'on nommait pompeusement "media" n'étaient faits de la même matiére que celui qui avait pu écrire: "La connaissance de la douleur".)
"et c'est l'angoisse qui me fait tenir debout, angoisse devant ce qui m'attend, devant les conséquences de mon orgueil, les suites de mes refus orgueilleux -humiliés- les suites de mes blessures, angoisse qui m'étreint le coeur, la nuit, quand je gis, éveillé, dans l'obscurité de cette maison neuve, inhabitée; devant ce qui va m'advenir, et que j'ignore, devant l'échec de ma vie, qui n'en est pas un, ne peut être ni échec ni succés, quand il n'y a que la marche, immobile, et la conscience de l'inconscience, angoisse alors même que si je le pouvais je n'échangerais pas ma vie pour une autre, et que je ne puis considérer que cette seule certitude, oscillante, vacillante comme la flamme d'une bougie, à la moindre brise de doute, à la surface des choses, au milieu des buées, et pourtant présente: l'étincelle qui fait de moi le fils de l'éclair, une écume à la surface des vagues, sans importance, et pourtant unique. Dans cette solitude qui de nouveau m'enserre, lors même qu'il ne peut y avoir d'amour que la conscience des liens infernaux qui nous lient en cette surface, le mystére de nos confrontations, de nos affrontements, et cette étrange tendresse qui nous affaiblit au milieu de cette jungle où nous fûmes jetés -et d'abord par nous mêmes, dans notre orgueilleux refus de tisser des liens- cependant que je compte et recompte l'argent péniblement gagné, sous la tentation de m'asseoir, de me laisser choir au soleil, sous la pluie, me pétrifier, m'abandonner à l'indifférence, à l'indifférencié, à tout ce qui pourrait advenir à la surface de mon corps, je pense, et je les crains, aux poux, aux puces, aux punaises, aux coups de godillots dans les reins, à la crasse, au froid qui va s'appesantir sur cette ville où je suis revenu, et surtout au vertige de la faim qui engouffre dans la spirale de la fin...)