L'enjeu, pour l'Incertain, est d'échapper au pouvoir et à l'immobilité proche de la mort qui le fait être lui-même. Le pouvoir est si fort qu'il l'enferme dans un rapport à soi-même. C'est de soi-même qu'il doit se déprendre, c'est pourquoi le soi est le parcours qu'il doit effectuer dans le langage, et c'est pourquoi ce parcours est si difficile. La modification de l'usage du langage implique directement une modification du rapport à soi, de la façon dont l'Inceratain se rapporte à lui-même. La modification du rapport à soi passe par la modification du rapport avec les choses par la pensée. Du monde clos de l'incertitude avec lequel le rapport est de représentation, la méthode offre une sortie, elle est le chemin vers la modification de ce rapport. La pensée représentative est de nature incertaine, elle offre un monde peuplé qui fait barriére à tout déplacement.
Les gestes que Descartes effectue peuvent être ressaisis comme les gestes définissant l'acte de penser. La présentation linéaire de ces gestes dans la succession vise à une exposition claire, mais elle est figurative. La forme du récit permet d'exposer une démarche, mais cette exposition vise à une transmission : elle doit être un exemple, c'est à dire qu'elle doit offrir le lieu d'une application.
"Mais ne proposant ce récit que comme un exemple, ou, si vous l'aimez mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu'on peut imiter, on trouvera peut-être aussi plusieurs qu'on aura raison de ne pas suivre, j'espére qu'elle sera utile à quelques uns sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise. " (Discours, 1, p.25)
La linéarité du récit est contredite par la répétition de certains gestes ; celui de partir en voyage, par exemple, a lieu une fois qu'a été quitté le discours des maîtres, puis il est répété lorsque a été établi le logis provisoire de l'Arpenteur. Celui de se délier de toutes ses opinions est raconté une fois dans le Discours de la méthode, une autre fois au début des Méditations métaphysiques comme s'il n'avait jamais eu lieu. Dans ces récits, plusieurs indices laissent comprendre l'impossibilité d'une démarche linéaire et d'une compréhension séparée de chaque geste. Ainsi, il est impossible de se délier en entier de ses opinions sans avoir d'abord tracé le projet d'une méthode et il est impossible de tracer ce plan sans se maintenir aussi dans l'opinion.
"Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l'abattre, et de faire provision de matériaux et d'architectes, ou s'exercer soi-même à l'architecture, et outre cela d'en avoir soigneusement tracé le dessin ; mais qu'il faut aussi s'être pourvu de quelque autre, où on puise être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera (...)" (Discours, 3, p.45)
Ce paradoxe s'explique parce qu'est en jeu une modification du rapport à la temporalité.
Le temps du récit est un temps fictif, les événements arrivent à un personnage conceptuel ("Le personnage conceptuel n'est pas le représentant du philosophe, c'est même l'inverse : le philosophe est seulement l'enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les autres, qui sont les intercesseurs, les véritables sujets de sa philosophie. Les personnages conceptuels sont les hétéronymes du philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages. Je ne suis plus moi, mais une aptitude de la pensée à se voir et à se développer à travers un plan qui me traverse en plusieurs endroits." (Qu'est-ce que la philosophie? G. Deleuze et F. Guattari, Minuit, Paris, p.62). Le personnage conceptuel est "une aptitude de la pensée à se voir et se développer à travers un plan qui me traverse en plusieurs endroits". C'est à lui qu'arrive la temporalité linéaire. La temporalité linéaire arrive à une aptitude de la pensée ou à une forme de discours. "Aussi les personnages conceptuels sont-ils les vrais agents d'énonciation. Qui est Je, c'est toujours une troisiéme personne" (Qu'est-ce que la philosophie? Deleuze et Guattari). Ce qui se modifie, c'est une forme du discours. Mais cette modification est comprise par Descartes comme le geste même de la pensée. Ce geste est l'épreuve de la temporalité.
L'épreuve de la temporalité est la sortie hors du monde fixe. "Ce monde conçu comme le tout, avec ce que ce mot comporte, quelque ouverture qu'on lui donne, de limité, reste une conception -c'est bien là le mot- une vue, une prise imaginaire." (Jacques Lacan, "L'amour et le signifiant", dans Encore, Séminaire, livre XX, Seuil, "Points essais", 1975, p.57) Cette sortie ne peut se faire que par un mouvement de décentrement du regard et une modification du geste même de regarder. La dé-liaison qui est le doute méthodique accomplt ce décentrement. En s'appuyant sur l'hypothése du rêve, elle fait apparaître l'acte même de regarder comme une errance et engage une chute de l'Imaginaire. Le mot ou l'image sont décrochés d'un point d'origine stable et d'un référent fixe : le monde imaginaire n'a plus ni centre fixe ni lieu où se reposer. Il s'éprouve comme le produit d'un acte de langage qui n'est lui-même appuyé sur aucun centre. Le langage est ouvert en son origine sur un dehors infini rencontré par la descente en soi.
C'est sur cette ouverture que prend place le sujet pensant.
Le sujet pensant est un être de discours. Son discours est une décision, un plan tracé contenant en lui-même ses règles et son ordre. Il ne décrit pas un monde, mais trace un chemin de la pensée. Il se prononce dans une absence de monde sur un plan de figures qui n'ont pas de lieu. La figure sépare du monde et ouvre l'espace de la compréhension, la possibilité d'une modification du monde. Cette modification est le produit d'un parcours qui s'effectue dans une brisure du monde, une sortie hors de la représentation. Brisure dans laquelle le sujet se perd.
Le discours s'ordonne selon des figures, le chemin dans le discours est un chemin hors du monde immobile, clos et pourvu d'un ordre immuable. "Chemin hors du monde" veut dire : chemin hors de l'assignation de soi.
L'accés à ce discours est rendu possible par un basculement de l'ordre entre les mots et les choses.
Le trajet de l'Incertain vers la possibilité de parler est l'opération de ce basculement. L'Incertain éprouve le renversement qui passe d'un rapport de fixation et de continuité, où les mots décrivent des choses, à un rapport rompu, où les mots précèdent et excèdent les choses.
Le lien se détend ; l'acte de nommer acquiert une puissance propre. Il fait du nom une figure et du discours un plan figuratif.
Le plan figuratif éloigne la chose, c'est un plan de rupture, par lequel la chose n'est pas touchée, mais quittée. Menant ailleurs. Epreuve du temps, épreuve de la séparation.
La méthode est un ordre de la séparation et de l'oubli dans lesquels s'éprouve la temporalité. Elle dégage la pensée de ses productions.
Le renversement de l'ordre du monde vers l'ordre du discours accomplit la brisure du monde clos ou du cosmos organisé. Le discours, ouvert en son origine sur un dehors infini, trace des chemins. A le suivre, on s'en dégage. On opére une modification dans le rapport qui rapportait aux choses et à soi. On se déprend aussi du discours lui-même. Le discours de la méthode se parcourt sans s'accumuler. En quittant le corps représenté et le monde, il méne au dehors du discours.
Doatéa Nuri. "L'Incertain. Lecture de Descartes."
Presses Universitaires de Vincennes. Coll. "Intempestives". Saint-Denis, 2005. pp 108 à 111 et fin.