On se souvient de la mystérieuse maladie qui paralysait le vieux Roi Pêcheur, le détenteur du secret du Graal. D'ailleurs ce n'était pas seulement lui qui souffrait : les villes, les villages, la campagne tout autour, les tours, les jardins : les arbres ne portaient plus de fruits, les animaux ne se multipliaient plus, les sources tarissaient. De nombreux médecins avaient essayé de soigner le Roi Pêcheur - sans le moindre résultat. Jour et nuit arrivaient des chevaliers, et tous commençaient par demander des nouvelles de la santé du Roi. Un seul chevalier - pauvre, inconnu, même un peu ridicule- se permit d'ignorer le cérémonial et la politesse. Son nom était Perceval. Sans tenir compte du cérémonial courtois, il se dirigea vers le Roi et, l'approchant, sans aucun préambule, lui demanda : «Où est le Graal ?» Dans l'instant même, tout se transforme : le Roi se lève de son lit de souffrance, les rivières et les fontaines se remettent à couler, la végétation renaît, le château est miraculeusement restauré. Les quelques mots de Perceval avaient suffi pour régénérer la Nature entière. Mais ces quelques mots constituaient la question centrale, le seul problème qui pouvait intéresser non seulement le Roi Pêcheur, mais le Cosmos tout entier : où se trouvait le réel par excellence , le sacré, le centre de la vie et la source de l'immortalité ? Où se trouvait le Saint-Graal ? Personne n'avait pensé, avant Perceval, à poser cette question centrale - et le monde périssait à cause de cette indifférence métaphysique et religieuse, à cause de ce manque d'imagination et absence de désir du réel.
Ce petit détail d'un grandiose mythe européen nous révèle au moins un côté du symbolisme du Centre : non seulement il existe une solidarité intime entre la vie universelle et le salut de l'humanité - mais il suffit de se poser la question du salut, il suffit de poser le problème central, c'est-à-dire le problème - pour que la vie cosmique se régénère perpétuellement. Car souvent la mort - comme le montre ce fragment mythique - n'est que le résultat de notre indifférence devant l'immortalité.
(D'après Mircea Eliade)