"Par conséquent, la liste des obligations envers l'être humain doit correspondre à la liste de ceux des besoins humains qui sont vitaux, analogues à la faim.
Parmi ces besoins, certains sont physiques, comme la faim elle-même. Ils sont assez faciles à énumérer. Ils concernent la protection contre la violence, le logement, les vêtements, la chaleur, l'hygiéne, les soins en cas de maladie.
D'autres, parmi ces besoins, n'ont pas de rapport avec la vie physique, mais avec la vie morale. Comme les premiers cependant ils sont terrestres, et n'ont pas de relation directe qui soit accessible à notre intelligence avec la destinée éternelle de l'homme. Ce sont, comme les besoins physiques, des nécessités de la vie d'ici-bas. C'est à dire que s'ils ne sont pas satisfaits, l'homme tombe peu à peu dans un état analogue à la mort, plus ou moins proche d'une vie purement végétative.
Ils sont beaucoup plus difficiles à reconnaître et à énumérer que les besoins du corps. Mais tout le monde reconnaît qu'ils existent. Toutes les cruautés qu'un conquérant peut exercer sur des populations soumises, massacres, mutilations, famine organisée, mise en esclavage ou déportations massives, sont généralement considérées comme des mesures de même espèce, quoique la liberté ou le pays natal ne soient pas des nécessités physiques. Tout le monde a conscience qu'il y a des cruautés qui portent atteinte à la vie de l'homme sans porter atteinte à son corps. Ce sont celles qui privent l'homme d'une certaine nourriture nécessaire à la vie de l'âme.
Les obligations, inconditionnées ou relatives, éternelles ou changeantes, directes ou indirectes à l'égard des choses humaines dérivent toutes, sans exception, des besoins vitaux de l'être humain. Celles qui ne concernent pas directement tel, tel et tel être humain déterminé ont toutes pour objet des choses qui ont rapport aux hommes un rôle analogue à la nourriture.
On doit le respect à un champ de blé, non pas pour lui-même, mais parce que c'est de la nourriture pour les hommes.
D'une maniére analogue, on doit du respect à une collectivité, quelle qu'elle soit -patrie, famille, ou toute autre--, non pas pour elle même, mais comme nourriture d'un certain nombre d'âmes humaines.
Cette obligation impose en fait des attitudes, des actes différents selon les différentes situations. Mais considérée en elle-même, elle est absolument identique pour tous.
Notamment, elle est absolument identique pour ceux qui sont à l'extérieur.
Le degré de respect qui est dû aux collectivités humaines est trés élevé, par plusieurs considérations.
D'abord, chacune est unique, et, si elle est détruite, n'est pas remplacée. Un sac de blé peut toujours être substitué à un autre sac de blé. Le nourriture qu'une collectivité fournit à l'âme de ceux qui en sont membres n'a pas d'équivalent dans l'univers entier.
Puis, de par sa durée, la collectivité pénètre déjà dans l'avenir. Elle contient de la nourriture non seulement pour les âmes des vivants, mais aussi pour celles d'êtres non encore nés qui viendront au monde au cours des siécles prochains.
Enfin, de par la même durée, la collectivité a ses racines dans le passé. Elle constitue l'unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par l'intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et l'unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l'homme, c'est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération.
A cause de tout cela, il peut arriver que l'obligation à l'égard d'une collectivité en péril aille jusqu'au sacrifice total. Mais, il ne s'ensuit pas que la collectivité soit au-dessus de l'être humain. Il arrive aussi que l'obligation de secourir un être humain en détresse doive aller jusqu'au sacrfice total, sans que cela implique aucune supériorité du côté de celui qui est secouru.
Un paysan, dans certaines circonstances, peut devoir s'exposer, pour culiver son champ, à l'épuisement, à la maladie ou même à la mort. Mais il a toujours présent à l'esprit qu'il s'agit uniquement de pain.
D'une maniére analogue, même au moment du sacrifice total, il n'est jamais dû à aucune collectivité autre chose qu'un respect analogue à celui qui est dû à la nourriture.
Il arrive trés souvent que le rôle soit renversé. Certaines collectivités, au lieu de servir de nourriture, tout au contraire mangent les âmes. Il y a en ce cas maladie sociale, et la premiére obligation est de tenter un traitement ; dans certaines circonstances il peut être nécessaire de s'inspirer des méthodes chirurgicales.
Sur ce point aussi, l'obligation est identique pour ceux qui sont à l'intérieur de la collectivité et pour ceux qui sont au-dehors.
Il arrive aussi qu'une collectivité fournisse aux âmes de de ceux qui en sont membres une nourriture insuffisante. En ce cas il faut l'améliorer.
Enfin il y a des collectivités mortes qui, sans dévorer les âmes, ne les nourrissent pas non plus. S'il est tout à fait certain qu'elles sont bien mortes, qu'il ne s'agit pas d'une léthargie passagére, et seulement en ce cas, il faut les anéantir.
La premiére étude à faire est celle des besoins qui sont à la vie de l'âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur. Il faut tenter de les énumérer et de les définir.
Il ne faut jamais les confondre avec les désirs, les caprices, les fantaisies, les vices. Il faut aussi discerner l'essentiel de l'accidentel. L'homme a besoin, non de riz ou de pommes de terre, mais de nourriture ; non de bois ou de charbon, mais de chauffage. De même pour les besoins de l'âme, il faut reconnaître les satisfactions différentes, mais équivalentes, répondant aux mêmes besoins. Il faut aussi distinguer des nourritures de l'âme les poisons qui, quelque temps, peuvent donner l'illusion d'en tenir lieu.
L'absence d'une telle étude force les gouvernements, quand ils ont de bonnes intentions, à s'agiter au hasard.
Voici quelques indications."
(à suivre, en 3, "L'ordre")
Simone Weil. "L'Enracinement". Folio Essais. pp 13 à 18