Nulle question, alors, de s'en plaindre aux proches ou aux parents.
Au final, ces moments composaient une fresque avec des moments très dangereux, mais le plus souvent drôlatiques : le tout était d'avoir l'oeil ouvert et le regard scrutateur pour éviter de se retrouver coincé quelque part avec un inconnu...
Pour ma part, je ne compte pas le nombre de fois où cela est arrivé : le pire a été un retour de voyage scolaire, seul, sous une double voûte de marronniers, le long d'une Nationale où il n'y avait aucun piéton, que des autos. Au moment où je vais aborder les premières maisons de mon quartier, où seule restait ouverte la pharmacie dont je voyais la croix clignoter, je sens - sixième sens ? - une attention... Je tourne le visage à gauche (j'avais quinze ans, en paraissais dix). Une longue voiture basse orange décatie est en train de glisser sur son ère, pour s'arrêter à ma hauteur : dedans, deux types, me regardent, habillés de bric et de broc, dans le style de leur auto. C'est pour moi ! J'en suis certain : je bondis en courant vers la pharmacie, à 200 m. En les regardant, le vois la portière semi-ouverte se refermer, je lis le désappointement sur leurs visages. La voiture repart définitivement. A 10 m Près... Arrivé devant la pharmacie, je peux continuer jusqu'à chez mes parents, à 200 m. Là, c'est la seule fois où j'ai risqué la pire des horreurs, le viol... puis après ?
Je n'en parle pas. C'est comme une chose impossible qui est arrivée.
Les autres fois, on doit avoir à peu près seize ans-dix sept ans : pendant deux ans, quand on va dans Paris avec un ami, combien de filatures par des mecs plus vieux... ?? Tirant mon camarade, je m'amuse à les perdre, à les égarer, à revenir voire leur stupeur quand ils réalisent qu'ils nous ont perdu. Mon camarade, lui, ne voit jamais rien : il me dit que je "phantasme". Moi je m'amuse avec ce qu'il faut d'adrénaline.
Autre fois, en campagne. Lui et moi faisons du vélo en Champagne, nous sommes repérés par un automobiliste. Là, je sens le danger, nous sommes seuls, personne à l'horizon ! Et nous sommes dans une forêt, en plus. J'entraîne mon ami, on tourne à gauche, puis à droite, on entre derrière une haie. La voiture s'arrête : mais où ont-ils bien pu passer ? Après cinq minutes le type décide de repartir.
Camping en randonnée : toujours en vélo, nous mettons notre tente dans ce camping (à ce moment, les campings acceptaient que vous montiez une tente, une "canadienne", pour quelques Francs en pièces). Pour moi, direction les douches, en vélo : un type surgi de nulle part, le désir empourprant son visage, me propose de venir avec lui dans son auto. Je suis en vélo, je file. Sentiment d'absurdité : comment peut-on éprouver un désir à ce point ? Comment peut-il vous faire perdre toute limite ? Même aujourd'hui c'est un point d'interrogation.
Enfin, disons que nous avions intégré cela comme faisant partie du risque ordinaire. On avait appris à gérer, ça ne nous faisait rien.
Premier baiser : donné de force par une fille au carrefour de deux rues d'une banlieue hors sol. Elle était plus grande que moi, elle sentait l'ail, haut comme trois pommes je n'étais absolument pas prêt à cela et elle était deux fois plus grande que moi. Conséquence psy ? Aucune.
Quand j'ai été prêt, c'est-à-dire que lorsque les filles ont commencé à m'apercevoir, je les ai embrassées, d'abord avec étonnement que ce soit aussi facile, puis avec plaisir. Les hommes ? Leurs désirs m'éloignaient d'eux, mais j'aimais la compagnie des gays : rien à voir, ils avaient une sensibilité que j'aimais bien, ils interrogeaient les clichés hommes/femmes et les réinterprétaient avec drôlerie.
Mais dans cet aspect, oui, ceux qui ont essayé de m'abuser était des hommes. Une fois, cette adolescente, perdue et ne sachant guère ce qui lui arrivait, pourquoi elle avait envie comme cela. Une femme de bien plus que mon âge m'a tenté et je l'ai tenté : mais très morale, elle a écarté cette idée avec bienveillance et regret - sans même le cacher à son mari, à table, qui a ouvert des yeux ronds. La mère de mon meilleur ami.
Au boulot, rien : sauf une fois, quand je faisais de la pub, un photographe nous met, avec mon Directeur artistique, ses deux mains sur nos braguettes ! Dégoût. C'était si incongru, si inimaginable, que nous avons ris, gênés. Inutile de dire qu'il n'a plus jamais retravaillés pour nous : d'ailleurs, ce qu'il a fait n'était pas bon du tout. Notre sentiment ? Le moment passé, on s'en fichait... Mais pas assez pour ne pas l'éjecter. J'ai lu après la honte dans ses yeux.
Quand je suis sorti avec des filles au travail, c'était parce que je n'y pensais même pas : je ne projetais aucune demande, cela doit avoir un côté irrésistible. Dans le cas inverse, je ne compte pas les plantages. En fait, ne cherchez pas à plaire, liez-vous gentiment, intéressez-vous à la personne : avancez votre chemin, et les choses se présentent. Forcez-vous une situation ? L'échec sera où immédiat, ou différé. S'agit-il d'une supérieure hiérarchique : oui, et alors ? Débouillez-vous pour qu'on ne lui reproche aucune manipulation... et à vous aucun intéressement.
Quant à mon premier camarade, tiens, je me souviens qu'il était alors à Stanislas, qui était alors non-mixte : certains prêtres (une minorité) avaient la réputation de traîner un peu trop dans les WC. Tous les élèves le savaient et la plupart ne s'attardaient pas. Certains, peut-être. Pour mon ami, cela-l'a-t'il marqué ? Il avait la répulsion de son corps, mais c'était plutôt d'origine familial. Mais il est certain que la non-mixité de cet établissement ne l'a pas aidé à construire sa représentation féminine. Mais plutôt une sorte d'a-sexualité. En tout cas cela n'avait rien à voir avec ces désirs incongrus qui se jetaient en directions des petits adolescents que nous étions. Mais à un interdit, une névrose.
Disons que je savais deux choses :
- ne pas se retrouver seul avec un tel inconnu ;
- si tel était le cas, avoir toujours une possibilité de fuite.
Puis après un certain âge, cessant d'être des garçonnets pour devenir des garçons, puis des adultes, cela a cessé.
Ce qui ne veut pas dire qu'une partie de nous ne restait pas enfantine, notamment dans sa conception des rapports avec les femmes.
Cette part d'enfance explique beaucoup d'échecs. Dans l'échec amoureux, il faut toujours prendre de la distance et se dire : "Qu'il ou elle a bien pu vouloir me dire en mettant fin à notre relation ?" "Pourquoi suis-je allé vers cette personne qui était inappropriée ? Qu'attendais-je de cela ?" Et avoir le lucidité de comprendre où l'autre coince, tout en se disant que nous ne sommes jamais très objectifs.
Mais oui, quel mec n'a pas aussi son Mee/Too ? Mais un certain danger fait partie du jeu, sinon quel intérêt de jouer ? La sexualité est-elle un bienfait ? Elle est une dynamique puissante, une force de création quand elle n'est pas obviée.
Evidemment, je peux parler de ça avec une certaine légèreté: simplement, parce qu'une fois 10 m de distance, une course rapide et une pharmacie éclairée m'ont sauvé.
Voilà mon Mee/Too à moi
Pierre-Gilles Bellin