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Billet de blog 11 septembre 2022

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Censure de M. Macron au Monde ? La tribune de Max-Paul Morin sur l'Algérie

"Une tribune qui rend l'Elysée furax", titre dans Check-News Libération. Il s'agit de celle d'un chercheur de Sciences-politiques, Max-Paul Morin, spécialiste de l'Algérie, publiée au Monde, puis dépubliée par celui-ci. Aperçus des motifs des uns et autres. Max-Paul Morin en donne les droits à qui le souhaite pour la republier. La voici.

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Contexte (reprise des propos du chercheur interviewé par Libération) : 

À la suite de la publication de la tribune, explique-t-il, il a « reçu un premier appel [jeudi 1er septembre] du journal [l]’informant que “l’Élysée était furax” et qu’il fallait apporter des modifications ». « J’ai accepté ces changements car la formulation ne remettait pas en cause le fond de l’analyse, affirme le politiste. Mais cela n’a pas pu être modifié car une demi-heure plus tard, j’ai reçu un deuxième appel pour me dire que la tribune était retirée, parce que j’avais mal interprété ou surinterprété les propos du président et que cette analyse était partagée par les envoyés spéciaux en Algérie, qui s’opposaient à sa publication. J’ai alors proposé une nouvelle version recontextualisant les propos du président mais cette dernière mouture a été refusée. » La mise au point du journal, jugeait pourtant Paul-Max Morin, « suggère que mon interprétation était erronée et justifiait des excuses aux lecteurs et au président de la République. Cela porte atteinte à ma crédibilité de chercheur. Mon analyse résulte d’un long travail de recherche. J’ai publié une thèse sur les mémoires de la guerre d’Algérie, j’ai interrogé 3 000 jeunes, fait des centaines d’entretiens. J’analyse depuis des années les gestes et discours d’Emmanuel Macron, et la politique mémorielle au sens large sur le sujet. Selon moi, la droitisation d’Emmanuel Macron, constatée sur d’autres sujets par mes collègues, concerne aussi la question mémorielle algérienne, qui était pourtant jusqu’ici la jambe gauche du président. » 

Explications du journal Le Monde :

Publié le 02 septembre 2022 à 16h59 Mis à jour le 02 septembre 2022 à 17h22. "Jeudi 1er septembre, en milieu de journée, nous avons décidé de retirer du site du Monde la tribune du politiste Paul Max Morin intitulée : « Réduire la colonisation française en Algérie à une histoire d’amour parachève la droitisation d’Emmanuel Macron sur la question mémorielle. » Ce texte, validé par la rédaction, avait également été publié dans le journal (dans son édition datée du 2 septembre). Pour comprendre les raisons qui nous ont conduits à prendre une telle décision, il faut remonter quelques jours en arrière. Souhaitant revenir sur le voyage effectué par le chef de l’Etat en Algérie du 25 au 27 août, les responsables du service Débats-Idées ont demandé à M. Morin, un chercheur du Cevipof, auteur de l’ouvrage Les Jeunes et la Guerre d’Algérie. Une nouvelle génération face à son histoire (PUF), d’en faire le bilan. Plus précisément, ils ont convenu avec lui qu’il centrerait son analyse sur les questions mémorielles. Le texte nous a été adressé mardi 30 août. Il a ensuite été édité et validé par la rédaction. Trop rapidement.

Aussitôt après sa mise en ligne, plusieurs interlocuteurs, parmi lesquels une responsable du service de presse de l’Elysée, nous ont fait savoir que la tribune contenait une erreur qui induisait une mauvaise interprétation des propos tenus à Alger par le chef de l’Etat lors de la conférence de presse impromptue qu’il avait tenue, le 26 août, à la sortie du cimetière chrétien Saint-Eugène d’Alger. Après vérification, la question du journaliste était la suivante : « Les propos qui vous ont été prêtés en septembre dernier, en ce début de voyage, est-ce que ces propos sont oubliés ? » [En recevant, le 30 septembre 2021, dix-huit jeunes issus de familles ayant vécu intimement la guerre d’Algérie, le chef de l’Etat avait notamment déclaré : « Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question. » Il avait aussi critiqué un « système politico-militaire qui s’est construit sur [une] rente mémorielle », comme l’avait alors rapporté Le Monde.]

Réponse de M. Macron : « Non mais, vous savez, c’est une histoire d’amour qui a sa part de tragique. Il faut pouvoir se fâcher pour se réconcilier. J’essaie, depuis que je suis président de la République et même avant, de regarder notre passé en face, je le fais sans complaisance. »

Tribune de Max-Paul Morin sur l'Algérie, texte complet :

"Réduire la colonisation en Algérie à une « histoire d’amour » parachève la droitisation de Macron sur la question mémorielle

Par Paul Max Morin, publié par Le Monde le 1er septembre 2022 dans son édition datée du 2 septembre.

Emmanuel Macron s’est rendu pour la deuxième fois en Algérie, du 25 au 27 août, en tant que président de la République française, afin de « renforcer la coopération franco-algérienne face aux enjeux régionaux » et de « poursuivre le travail d’apaisement des mémoires ».

Ne nous y trompons pas. L’enjeu principal de ce voyage fut de négocier l’approvisionnement en gaz face à la menace de coupures des gazoducs russes. De ces négociations, nous ne saurons rien ou très peu. La question des mémoires, en revanche, a une nouvelle fois servi de vitrine pour simuler des avancements vers une « réconciliation ».

Mais en cinq ans, la colonisation sera passée, dans le verbe présidentiel, d’un « crime contre l’humanité » (2017) à « une histoire d’amour qui a sa part de tragique » (2022).

Les déclarations de 2017 positionnaient le candidat à la présidentielle en homme neuf, capable d’assumer le passé colonial, renvoyant de fait ses concurrents à leur propre incapacité. L’Algérie devenait la jambe gauche du président du « en même temps ». Depuis, la droitisation du paysage politique français a amené Emmanuel Macron à durcir sa ligne. Ainsi, en octobre 2021, il recyclait l’idée que la France aurait fait l’Algérie, déclarant : « Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question. » En janvier 2022, il reconnaissait le massacre « impardonnable pour la République » des victimes de la rue d’Isly [à Alger, en 1962], soutiens de l’Organisation de l’armée secrète.

Violence et asservissement

Qu’elle ait été prononcée spontanément ou non, la réduction de la colonisation à une « histoire d’amour » parachève la droitisation d’Emmanuel Macron sur la question mémorielle. Elle s’inscrit dans la continuité d’une idéologie coloniale qui n’a jamais cessé d’utiliser des euphémismes pour masquer les réalités sociales et politiques. Ces déclarations constituent de plus une rupture majeure avec celles des anciens présidents français en visite en Algérie. En 2007, Nicolas Sarkozy déclarait que « le système colonial était injuste par nature » et qu’il « ne pouvait être vécu autrement que comme une entreprise d’asservissement et d’exploitation ». Le 19 décembre 2012, François Hollande reconnaissait devant les parlementaires algériens « les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien ».

L’annonce de la création d’une nouvelle commission d’historiens, cette fois franco-algériens, est également problématique. Elle laisse entendre que le travail de recherche et de précision sur les faits n’aurait pas été effectué. Fort heureusement, les historiens et les historiennes des deux côtés de la Méditerranée n’ont pas attendu la parole présidentielle pour travailler. De Charles-Robert Ageron à Raphaëlle Branche, en passant bien sûr par Benjamin Stora ou Mohammed Harbi, trois générations d’historiens se sont succédé. En 2014, Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault publiaient Histoire de l’Algérie à la période coloniale, 1830-1962 (La Découverte), un ouvrage collectif regroupant autant de spécialistes français qu’algériens. Ce travail se poursuit dans les nouvelles générations.

Ces chercheurs ont qualifié le passé colonial : conquête, violences, accaparement des terres, enfumades, pratique de la terre brûlée, système colonial, indigénat, ratonnades, racisme, antisémitisme, attentats, torture, camps, viols, bombardements, assassinats, embuscades, disparitions, exils, immigration, etc. Ces mots nous sont de plus en plus familiers. Mais le président, lui, refuse de les utiliser alors qu’il répète vouloir « regarder le passé avec courage ». La colonisation n’a évidemment rien d’une histoire d’amour. Elle est une histoire de prédation, de violence et d’asservissement.

Emmanuel Macron dit pourtant vouloir « laisser les historiens travailler ». Mais cela ne peut se résumer aux travaux d’une commission dépendante des opportunités qu’offrirait le politique. « Laisser les historiens travailler », c’est avant tout leur donner des moyens. Or, aujourd’hui, en France, toutes les archives ne sont pas encore ouvertes. A cause du manque de financement alloué par l’Etat et de dynamiques propres à l’université, il n’y a pas de chaire universitaire d’histoire coloniale, d’études postcoloniales ou d’histoire de l’immigration. La grande majorité des chercheurs qui ont produit des connaissances majeures sur cette période n’ont pas de poste, travaillant de fait gratuitement.

Demandes concrètes

Il faut, certes, saluer l’annonce de programmes d’échange pour les start-up
et le monde du cinéma. Mais cela paraît bien maigre pour compenser la réduction de moitié du nombre de visas décidée par la France en 2022. Si les privilégiés des deux pays vont pouvoir se rencontrer, ceux qui font le cœur d’une société - les jeunes, les étudiants, les apprentis, les militants, les ouvriers - restent exclus du champ de vision. Il y a pourtant une nécessité, non pas de se réconcilier car les nouvelles générations ne se sont jamais battues, mais de se connaître et de travailler ensemble.

Les jeunesses des deux pays formulent des demandes concrètes. En Algérie, le Hirak [un « mouvement » populaire pacifique] porte courageusement un désir de démocratie, d’égalité et de circulation entre les sociétés. En France, les demandes de la jeunesse tiennent en trois mots : connaissance, circulation et lutte contre le racisme. Pour le premier, il s’agit d’une demande d’histoire plus que de mémoire. Quant à la circulation entre les sociétés, les organisations de jeunesse militent depuis des années pour la création d’un office franco-algérien de la jeunesse. Enfin, les jeunes français manifestent contre le racisme dans la police, bien plus que pour la reconnaissance des massacres d’Algériens, qui ont eu lieu à Paris le 17 octobre 1961. Le racisme et l’antisémitisme sont en partie les produits de cette histoire coloniale. Si la symbolique mémorielle a son importance, seule une lutte ambitieuse contre les haines racistes serait à même de rétablir un sentiment de justice dans le présent. La société française a besoin d’outils pour organiser sa confrontation au système colonial et à ce qu’il charrie encore, pour construire un avenir commun avec la société algérienne."

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La tribune sur l'Algérie de Max-Paul Morin qui a fâché Monsieur Macron et a été retirée par le journal Le Monde. © Max-Paul Morin

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