Une lettre d'ami-abonné à Mediapart :
Dans le tourbillon d’analyses de la percée du FN beaucoup ont insisté, à juste titre, sur la déception vis à vis de Hollande et sur les taux d’abstention venant principalement des électeurs de gauche. Très peu dans la gauche radicale, qui se nomme maintenant simplement la gauche tant le PS a viré à droite, analysent les raisons de l’échec retentissant de la gauche radicale elle-même.
Les analyses portant sur la nature du FN, parti qui reste d’extrême droite en dépit de ses efforts de dédiabolisation et celles sur les renoncements du PS sont souvent pertinentes, sauf celles, à mon avis, qui font un lien entre la vie amoureuse de Hollande et son indécision en matière politique. Christian Salmon, qui offre souvent sur Mediapart des pistes intéressantes, est à mon avis emporté par sa détestation de Hollande et lie ce qu’il sait de la vie amoureuse du Président de façon problématique à son renoncement politique.
On pourrait faire une lecture inverse de la sienne : audace en amour, refus de décider en politique. De façon regrettable, les analyses qui regardent plus près de soi sont rares et incomplètes. La critique légitime de l’autre gomme la critique nécessaire de son camp. L’idée qu’il ne faut pas désespérer Billancourt perdure même si ce n’est plus la classe ouvrière que la gauche radicale ne cherche plus à désespérer mais une partie de l’intelligentsia.
Dans une situation de crise économique avec montée du chômage et de la peur de la paupérisation on pourrait s’attendre à une montée de la gauche et de la gauche radicale, comme ce fut le cas en Grèce ou le parti de gauche (Syriza) a fait bien mieux que le parti d’extrême droite (Aube dorée). Les différences entre la Grèce et la France ne sont pas au centre de mes préoccupations ici.
Il y a certainement des facteurs d’explication dans le style de comportement politique de Mélenchon dont les coups de gueule multi-directionnels et la fâcheuse habitude de se considérer comme propriétaire de ses voix en 2012 n’ont pas été très porteurs. La rhétorique du PC et du Front de Gauche est ancienne et n’a pas convaincu car la chanson était connue. Mediapart ne s’est pas beaucoup aventuré sur les pistes d’analyse incluant une auto-critique de la gauche.
Les autres partis de gauche ont aussi souffert de leurs divisions et du coté rabâchage de leur rhétorique. Il me semble que l’une des raisons de la non-percée de la gauche radicale tient au fait qu’elle se parle souvent plus à elle même qu’elle ne cherche le dialogue avec le peuple, ou les déshérités. Beaucoup d’intellectuels cherchent visiblement plus à asseoir leur statut de stars dans le monde de la gauche radicale qu’à dialoguer avec le peuple. Les intellectuels parlent à d’autres intellectuels et s’accusent souvent les uns les autres de faire le jeu du FN tandis que le FN parle au peuple et lui vend son mixte de racisme et de rhétorique piquée à la gauche.
Eric Fassin, auteur souvent stimulant et assurément progressiste, me semble cependant typique de cet enfermement dans une bulle intellectuelle. Dans son petit opuscule Gauche : l’avenir d’une désillusion qui détourne un titre de Freud parlant de la religion, il écrit : « …une politique de gauche non populiste doit rendre visible ce qu’elle fait : représenter le peuple, c’est à dire en proposer, ou plutôt lui proposer des représentations entre lesquelles il doit choisir. » (p. 49). Ailleurs, il explique que le peuple est formé par la politique et les sondages (que pourtant il cite comme preuve dans un autre passage).
Donc l’avant-garde éclairée, les intellectuels, les élites proposent au peuple des interprétations et le peuple choisit. On croyait les dérives du parti avant-garde bien connues. Non, les intellectuels radicaux devraient travailler à façonner le peuple qui n’a plus qu’à choisir entre les interprétations. Cela ne fait que déplacer la question : pourquoi le peuple, les électeurs, les mouvements sociaux n’ont-ils pas choisi les interprétations préférées de Mediapart, de la gauche radicale, de la gauche ? La critique du PS, légitime, ne répond pas à cette question.
Peu de temps après l’élection de 2012 et ce pendant des mois Edwy Plenel a souvent écrit qu’il fallait se souvenir qu’il y avait eu des élections en France en mai 2012 feignant de ne pas voir que l’élection de Hollande avait eu lieu dans un contexte de glissement à droite, réagissant comme si Mélenchon avait gagné. Mélenchon lui même légitimait cette approche en confondant le fait que ses 4 millions de voix avaient été déterminantes pour la victoire et le fait qu’elles n’étaient pas les seules à faire élire Hollande. Il se proposait en recours comme Premier Ministre, ce qui a fait de lui un bouffon médiatique sans avancer les causes qu’il avait si ardemment défendues pendant la campagne. Il ne s’agit pas, bien évidemment de renoncer à ses idées, même et surtout si la droitisation extrême est en cours, il faut cependant bien analyser la réalité dans laquelle on évolue. Gauche faible, toutes tendances confondues, mouvements sociaux peu développés, désarroi face au militantisme.
Une autre idée force du discours fréquent de Mediapart est celle selon laquelle le social et le sociétal sont liés et que dissocier les deux est impossible ou malhonnête. Eric Fassin se livre à une étrange présentation de ses contradicteurs de la gauche populaire à qui il fait dire que la gauche est dans l’état où elle est pour « … avoir délaissé les vrais enjeux pour se laisser distraire par les questions futiles—hier le PACS, aujourd’hui « le mariage pour tous… » (p.42) Il s’agit d’une caricature si cela s’applique à la gauche critique. En effet, à gauche, personne ne parle d’une opposition entre « vrais enjeux » et « questions futiles » mais on évoque l’abandon de la question sociale au profit exclusif des questions sociétales. L’intérêt majeur de la campagne de Mélenchon en 2012 était précisément d’avoir lié les deux. Les gens qui ont faim ou qui vivent à un doigt de la paupérisation s’intéressent moins aux questions sociétales pour des raisons de survie. La gauche peut elle être de gauche si elle se désintéresse des mécanismes de la domination et de la relégation partout où ils sont à l’œuvre ?
Certains intellectuels proposent de prendre la politique du « mariage pour tous » comme modèle de mobilisation pour la gauche. C’est ici que l’effet de bulle est le plus marqué. Disons le tout net : la « politique du mariage pour tous » n’était pas de gauche mais d’inspiration libérale, au sens historique du terme. En Ecosse, le mariage gay a été adopté au parlement par une majorité de 80%. Tous de gauche les Ecossais ? Non, bien sûr. Il s’agissait là d’une avancée en termes de mœurs qui était voulue par des citoyens de presque tous les bords politiques. Aux Etats-Unis, des gens comme Jeff Bezos étaient partisans du mariage gay et de féroces patrons qui n’hésitent pas à se montrer durs pour virer ou sous-payer leurs employés. Si le sociétal, tout aussi souhaitable soit-il, se fait au détriment du social alors les exclus et relégués dans les banlieues éloignées n’y trouvent pas leur compte.
Les déclarations de Najat Vallaud-Belkacem sont typiques de ce qu’il faut bien appeler la bien-pensance aveugle des privilégiés culturels. La ministre est pour l’égalité entre hommes et femmes, ce qui est fondamental, mais participe à un gouvernement qui laisse les inégalités de revenus s’envoler ; par ailleurs, elle soutient le football et ses dérives autoritaires et anti-égalitaires. Le sociétal dans ces conditions devient l’arbre qui cache la forêt du renoncement. La rhétorique de la Ministre est de bien peu de poids pour lutter contre l’inégalité et la montée de la xénophobie. Pas de gauche sans lutte contre l’inégalité et la domination dans toutes les sphères. Olivier Roy rappelait dans un récent article du Monde (29 mai 2014) que les électeurs jeunes du FN étaient plus favorables au mariage gay que ceux de l’UMP. « Le Front national compte aujourd'hui plus de partisans du mariage homosexuel parmi ses électeurs que l'UMP, si l'on en croit les derniers sondages. Tout simplement parce que ses électeurs sont plus jeunes. » La matrice sociétale pour faire opposition au FN est faible, car le vrai clivage est ailleurs entre ceux qui rabattent la relégation sur le racisme et ceux qui la ramènent à la finance.
Une partie de la droite catholique est effectivement farouchement opposée aux évolutions sociales ou, ce qui est tout aussi grave, à la loi pénale récemment adoptée. Elle n’est pas plus influente que la droite conservatrice américaine mais l’opposition au mariage gay a donné aux opportunistes de l’UMP l’occasion de s’opposer à Hollande. Pas par conviction, par opportunisme, de la même façon que la droite s’oppose au pacte de responsabilité alors que ce pacte est d’inspiration totalement droitière. Il n’y a donc pas eu de vrai combat bloc contre bloc autour du mariage gay. Mediapart et Plenel se sont, à mon avis, lourdement trompés sur ce plan. Etrange convergence entre segments de la droite dure et auteurs de gauche branchés. Pour mobiliser les électeurs de gauche des classes dominées, le sociétal n’est pas suffisant. Il n’est pas « futile » mais il sert d’écran de fumée. Le PS a lâché sur tout sauf le mariage gay et voudrait, avec la caution d’une partie de la gauche radicale, avoir des bons points auprès de ceux et celles qu’il a lâchés sur l’Europe, sur l’impôt, sur l’évasion fiscale, sur le logement.
Donc il ne s’agit pas de « récuser le sociétal au nom du social » mais de dire que le social est capital, qu’il ne peut être compensé par du sociétal. Lorsque l’on vit dans des quartiers de relégation, on déteste les faiseurs de mots d’où qu’ils viennent et, oui c’est vrai, le racisme vient souvent servir d’explication à des phénomènes complexes. Lutter contre le FN passe par la construction de logements à prix abordables proches des centres villes, une relance keynésienne et écologique, des transports en commun gratuits ou financés par la collectivité, tout un tas de programmes qui sont plus efficaces que les discours.
Le peuple se méfie des bobos qui, depuis leurs beaux quartiers, certes moins huppés que ceux des maitres du monde et autres financiers, lancent des discours ou des interprétations à choisir. Eric Fassin écrit « D’un côté bien sûr, on critique le Front national, de l’autre on réhabilite ses électeurs. » (p. 27) cela réjouit, sans nul doute, une partie du monde intellectuel et artistique, ceux qui déclarent que les électeurs du FN sont des « gros cons » (Sophia Aram). Cependant, ce faisant, il se prive d’un moyen de compréhension (non pas au sens d’être compréhensif –indulgent mais de celui de bien appréhender une réalité). Chomsky, aux Etats-Unis, dit que l’émergence du Tea Party est un signe de la faillite de la gauche. Il en va de même pour le FN en France. Si la gauche ne va pas écouter les ouvriers, les cadres dits moyens et les ruraux ou ex-urbains qui votent FN pour mettre en œuvre les programmes nécessaires à leur inclusion dans la dignité, alors elle faillit à sa mission historique. C’est vrai pour Terra Nova et le PS mais cela l’est tout aussi bien pour la gauche radicale. Au lieu d’inventer les représentations à présenter au peuple, représentations qui existent déjà et que le peuple ignore aujourd’hui (au sens de « ne regarde même plus ») il faut écouter la « misère du monde » (Bourdieu) et y répondre en tenant compte des idées exprimées.
Un autre invité de Mediapart, David van Reybrouck, auteur d’un petit livre astucieux Contre les élections, montre que des gens mêmes étiquetés populistes et/ou racistes peuvent formuler des propositions décentes et intéressantes dans des structures de consultations fondées sur le tirage au sort. Il faut respecter les dominés, tout en rejetant le racisme, pas leur faire la leçon du haut de son expertise supposée.
La solution à la mode pour lutter contre le FN est l’affrontement rhétorique et le modèle sociétal du mariage pour tous. Celle de van Reybrouck est d’inclure et d’écouter en faisant confiance aux humains pour reconstruire la démocratie. La solution en fait libérale-libertaire fait plaisir aux convaincus mais a toujours déjà échoué. La solution van Reybrouck, « j’écoute et laisse délibérer », est plus neuve et plus porteuse dans le peuple mais risque bien de ne pas faire de son auteur une star dans les milieux trop sûrs de savoir (« supposés savoir » pour le dire à la Lacan mais ici ils se constituent eux mêmes en « sujets supposés savoir »).
Les gauchos bobos des quartiers protégés qui pratiquent l’évasion scolaire, choisissent le secteur sélectif de l’enseignement supérieur pour leurs enfants et écrivent les exhortations au peuple depuis de beaux lieux de vacances n’ont aucune chance d’être entendus et crédibles.
Il y a dans la gauche radicale des gens qui connaissent le monde de la relégation et les dérives rhétoriques qui y fleurissent et ils ou elles ne parlent pas d’en haut pour juste offrir leur interprétation avec choix multiple dans la grille de réponses. Mediapart qui est un organe d’information divers, fort heureusement, donne aussi la parole aux analystes non-bobos qui ont mis les pieds dans les banlieues de la misère. La gauche radicale comprend fort bien, après Foucault, que la prison enferme les déclassés et épargne les riches et puissants, elle parle de Gaza comme d’une prison à ciel ouvert mais cette compréhension des mécanismes de la domination et de la soi-disant déviance s’arrête souvent lorsqu’il s’agit de comprendre les comportements des exclus qui se laissent tenter par la déviance frontiste.
Les discours inauthentiques ou ancrés dans la bien-pensance à la mode dans les milieux intellectuels peuvent assurer la célébrité dans la société du spectacle mais, précisément, la relégation qui fait vivre dans un réel dur explique pourquoi les démunis ne partagent pas les valeurs du consumérisme en spectacle. Autrefois, certains beaux parleurs se cachaient derrière leur vénération apparente des ouvriers (la classe ouvrière, disait on alors), aujourd’hui il est plus fréquent de se cacher derrière les immigrants, les minorités dites visibles ou dans le tout sociétal. Lorsque les minorités issues de l’immigration commencent à voter FN, il est clair que la gauche a raté quelque chose. Il n’est plus possible d’en référer à une approche ethno-raciale inversée et de parler de « petits blancs racistes » car l’influence du FN a sauté les barrières raciales. La dénonciation du PS, de la droite et du FN est une bonne chose mais elle peut devenir le support d’une posture dont l’usage est interne à un petit milieu de gens qui dénoncent sans vraiment connaître ou sans écouter et donc n’ont aucune efficacité là où cela compte : parmi les déshérités ou ceux qui ont peur de le devenir.