Pierre Guerlain

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Billet de blog 13 décembre 2013

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M. Plenel, je vous écris une lettre

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cher Edwy Plenel,

Si j'ai décidé de m'abonner à Mediapart, c'est bien évidemment parce que je savais que j'allais y trouver des infos et des analyses qui sont rares dans la presse francophones. Je sais aussi que Mediapart n'a pas vocation à faire le même travail que Le Monde qui se veut exhaustif. Je suis un grand lecteur de presse et je consulte beaucoup de sites américains et britanniques, surtout des sites alternatifs comme Democracy Now!, Z Net, The Real News Network...Je dois dire que je préfère ces sites américains plus ouverts au débat d'idées entre progressistes et plus proches de la tradition du fact checking que Mediapart, à mon avis.

Je vous écris par le truchement de mon blog pour vous faire part d'une gêne qui existe depuis le début de ma fréquentation quasi-quotidienne de Mediapart. Cette gêne tient au fait que des pans entiers de l'information n'apparaissent pas dans Mediapart. Sur la Syrie, par exemple, la complexité de la situation est réduite à une lutte entre Bachar el Assad, un dictateur sanguinaire, c'est évident, et ceux que longtemps Mediapart a appelé les "révolutionnaires". Les groupes djihadistes qui ont évincé les démocrates ont été oubliés puis minorés par la couverture orientée et manichéenne de Médiapart. Sur le mariage gay, aucune discussion du genre de celle qui a eu lieu sur Le Monde (également en faveur de ce mariage) où des gens comme la sociologue Nathalie Heinich ont pu publier des vues intéressantes. Mediapart a réduit l'information à un combat manichéen entre bons et méchants sans jamais refléter les débats au sein même du groupe des "bons", favorables à une évolution de la loi.

Autre élément de gêne : les attaques ad hominem dont la visée est de communier avec les lecteurs qui la partagent. Le pire fut la chronique de Dider Porte qui utilisa le mot "salope" pour Mme Morano. Je n'ai aucune affection pour cette dame (que vous avez invitée du reste) mais dans cette chronique Porte se laissait aller à un vil sexisme au nom de la détestation partagée par les lecteurs d'une UMP proche du FN. Vous instruisez à charge et incitez à la détestation de ceux avec qui vous n'êtes pas d'accord. Comme je suis de gauche, ces gens sont souvent ceux que je n'apprécie pas moi-même. Je n'aime pas Mme Morano (c’est un euphémisme poli) mais je déteste les coups bas sexistes qui la visent.

Sur Sarkozy et la Libye, je fus et suis tout disposé à vous croire mais la façon que vous avez de ne pas mentionner en titre que la justice, pour le moment, ne croit pas à l'authenticité du document incriminant Sarkozy me semble être une forme de désinformation. Il faut en effet lire ailleurs pour être au courant. Vous avez le droit de défendre votre enquête mais il me semble impossible de ne pas discuter pleinement des informations fournies par d'autres (et pas seulement Vanity Fair).

Le Monde diplomatique a publié un article sur vos erreurs passées ("Le carnaval de l'investigation", http://www.monde-diplomatique.fr/2013/05/KEUCHEYAN/49087). J'ai le plus grand respect pour Pierre Rimbert (co-auteur avec Razmig Keucheyan de cet article). Il mentionne, entre autres, une erreur qui met bien en lumière le phénomène dont je veux parler. Un reportage sur Alègre en 2003 comportait une pure invention. Pour dégommer un personnage que vous, ou Mediapart (mais peut on dissocier?), n'aimez pas, vous utilisez des moyens parfois peu déontologiques et pourtant vous avez le mot "éthique" chevillé à la plume. Je n'ai aucune admiration, affection ou approbation pour Sarkozy ou Alègre mais je préfère toujours la vérité à la joie de dégommer un personnage (de droite ou peu sympathique ou…peu importe). Vous aimez citer Albert Londres et sa fameuse formule de "porter la plume dans la plaie". Parfait, mais il faut s'assurer que ce n'est pas la plume qui blesse et donc occasionne la plaie. Et puis, le journalisme peut il se résumer à aller tourner le couteau dans la plaie ?

Tous les aspects systémiques de la domination passent au travers de la préoccupation des plaies personnelles. Vous traquez les individus, vous les dénoncez mais ce faisant vous légitimez une interprétation moralisante de la politique : « s’il n’y avait pas tous ces salauds, le monde serait meilleur ». En fait, de façon indirecte et étrange, vous êtes d’accord avec Thatcher qui ne croyait pas à l’existence de la société mais uniquement à celle des individus. Un ancien trotskiste, donc marxiste, ne peut être d’accord avec une telle approche mais votre « subversivisme » (voir plus bas) vous y conduit.

Vous vous présentez comme un média qui va à contre-courant et beaucoup d'articles de Mediapart offrent effectivement des analyses qui stimulent et font réfléchir. Les entretiens avec des auteurs en vo sont excellents. Loin de moi l'idée donc de dégommer tout Mediapart. Du reste, après les révélations sur Cahuzac et sa démission, vous êtes devenu la coqueluche des médias avec lesquels vous n'êtes pas tendre pourtant. On vous apprécie et on vous cite fréquemment dans le monde des médias dominants, d’où vous venez d’ailleurs.

Vous venez du Monde où, selon plusieurs ouvrages vous avez été diversement apprécié (Péan, Fottorino) et où votre préférence pour le journalisme d'investigation, avec ses succès et ses erreurs, était déjà patente. Cette tradition qui vient des "muckrakers" américains, appelés "fouille-merde" en français a ses moments de gloire mais aussi ses limites. Pierre Rimbert et Razmig Keucheyan écrivent à son propos : "« Subversivisme ». C’est ainsi qu’Antonio Gramsci qualifierait peut-être l’humeur politique qui monte en Europe à la faveur de la crise. Pour le penseur marxiste italien, ce terme désigne les formes de rébellion privées et inorganisées." Quant on cherche la merde et qu'on la lance à la figure des personnes dégommées, il faut être sûr de son coup. Pour Cahuzac vous l'étiez et la merde qu'il a prise était bien la bonne, celle qu'il avait crée lui-même. En est-il de même pour Sarkozy et Khadafi ? Etat donné votre histoire et votre prédilection de procureur qui instruit à charge et qui se trompe aussi, il est impossible de le savoir. Pour moi, Sarkozy est un président voyou à qui l'on pourrait appliquer les insultes qu'il a publiquement proférées. Là n'est pas la question. 

Contrairement à beaucoup de lecteurs qui laissent des commentaires sur le site, je ne fais pas confiance à un média ou à un(e) journaliste de façon aveugle. Je préfère la vérité au débinage de ceux que je n'aime pas. Pour rigoler des tous les travers des gens qui ont du pouvoir je lis Le Canard Enchainé, qui, me semble-t-il, est un as dans la vérification des faits. Donc dans cette affaire Sarkozy, je ne peux faire confiance à personne. Je ne sais pas, et la suite apportera confirmation ou infirmation. Alors que je trouve que Le Monde est lancé dans une dérive libérale-libertaire que je n'approuve pas, je continue à le lire avec intérêt et j'y trouve des pistes contradictoires ou différentes sur presque tous les sujets (hormis l'économie). Un lecteur du Monde ou du Guardian peut, jusqu'à un certain point, choisir entre les préférences idéologiques des uns ou des autres, une lectrice de Mediapart est enfermée dans une bulle partisane dont elle ne peut sortir qu'en s'informant ailleurs. Vous ne souhaitez pas être généraliste, je comprends bien, mais même à l'intérieur de la gauche vous faites peu de place aux interprétations divergentes lorsque vous avec une idée bien arrêtée sur un sujet. J'ai aussi l'impression (ce n'est qu'une impression je ne connais pas suffisamment vos habitudes de travail) que ce que Plenel pense sert de cadrage pour tout le monde à Mediapart. Dites moi si l'on peut lire des articles qui sont en total désaccord avec vos idées, préférences ou conceptions. 

Soyez assuré, Cher Edwy Plenel, que je continuerai à lire Mediapart ainsi que beaucoup d’autres organes de presse et que donc je tenterai d’assouvir ma soif de vérité par la méthode comparative qui ressemble à ce que les journalistes appellent le croisement des sources. 

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