Il faut commencer par ce dont quasiment tout le monde, hors une toute petite frange dite islamiste radicale, accepte : l’Etat islamiste ou Daech ou ISIS est un groupe terroriste qui commet des actes révoltants, terrifiants que personne ne peut trouver acceptables ou éthiques en aucune façon. Les décapitations filmées et mises sur le Net sont une pratique abominable qui cherche à terroriser l’opinion. Le monde entier est révulsé par les agissements de ceux que Fabius appelle les "égorgeurs".
Sur la base de cet écœurement, les Etats-Unis et la France cherchent à mettre sur pied une politique et une coalition visant, comme l’a dit Obama dans son discours du 10 septembre, à "détruire" cette organisation. La légitime émotion qui fait suite aux décapitations semble à son tour légitimer l’approche militaire des Occidentaux.
Comment ne pas réagir face à une telle barbarie ? L’histoire récente plaide pourtant pour une certaine prudence et permet de comprendre les dangers que les interventions militaires contiennent lorsque les bons sentiments et la géopolitique se mêlent.
Les interventions et flambées de terrorisme s’alimentent
L’invasion de l’Afghanistan après les crimes contre l’humanité du 11 septembre 2001 a procédé de la même logique que celle qui est mise en avant aujourd’hui : un crime terrible ne pouvait pas rester impuni. Donc agir vite et fort. Treize ans plus tard, on sait que loin de terrasser le terrorisme, l’intervention américaine en Afghanistan, suivie de celle fondée sur de gros mensonges en Irak en 2003, ont au contraire favorisé le développement de divers groupes terroristes. L’émotion légitime a accouché d’une terrible erreur géopolitique.
L’intervention occidentale en Libye en 2011 a produit les mêmes effets. La diffusion du terrorisme a conduit à l’intervention française au Mali et aujourd’hui la France parle de conduire une autre intervention en Libye.
Les interventions et flambées de terrorisme s’alimentent les unes les autres et c’est précisément ce qu’avait escompté Ben Laden avec les attentats de New York. Etre efficace veut donc dire éviter de tomber dans le piège des terroristes 2.0.
L’Occident ressemble à un plombier incompétent qui bouche un trou à un endroit pour en voir apparaître un autre un peu plus loin ou encore à un médecin qui traite symptôme après symptôme sans comprendre la maladie dans son ensemble.
Villepin comprend mieux les choses que Fabius
Il est intéressant de noter que c’est Villepin qui comprend mieux ces choses que le ministre en titre. Dans cette affaire, le simpliste qui s’ignore c’est Fabius et le plus futé, averti de géopolitique, c’est Villepin.
Ce que proposent Obama et Fabius, consiste à recourir aux méthodes qui ont déjà montré leur inefficacité et, pire même, qui ont montré les effets dévastateurs du backlash (choc en retour). Elles provoquent ce dont il s’agit de se protéger.
Les Etats-Unis n’ont cessé de nourrir le terrorisme qui les a ensuite frappés. Ils ont suivi les conseils de Brzezinski en soutenant les islamistes en Afghanistan contre l’occupant soviétique, puis ces mêmes groupes se sont retournés contre eux.
Ils sont les alliés proches de l’Arabie saoudite qui a financé un grand nombre de groupes aujourd’hui opposés à l’Occident, notamment en Syrie. L’Arabie saoudite dit maintenant vouloir faire partie de la collation contre le monstre qu’elle a co-créé avec les Etats-Unis (par leur intervention en Irak et leur soutien au régime dictatorial et anti-sunnite de Maliki).
La dénonciation de la barbarie de l’EI perd de sa crédibilité lorsque l’on sait que la décapitation publique est légale et fréquente en Arabie saoudite. Ce pays d’où sont originaires 15 des 19 terroristes de 2001 n’a-t-il pas inspiré les actes abjects de l’EI ? Certes, les décapitations saoudiennes ne sont pas filmées pour effrayer les opinions occidentales mais elles sont tout aussi "barbares". Ce qu’il ne faut pas dire haut et fort car ce pays est notre allié et nous achète des armes et autres équipements.
La France joue un jeu tout aussi trouble avec le Qatar qui achète magasins et clubs de foot en France, mais financerait les islamistes du Mali. Ceux-ci luttent contre les forces françaises avec des armes en partie issues du chaos libyen.
Les bombardements de la coalition ne suffiront pas
Les bombardements de la coalition, qui évoque plus la guerre du Golfe en 1991 que la guerre en Irak en 2003, ne peuvent, à eux seuls, détruire un groupe terroriste qui a le soutien de larges segments des populations sunnites en Irak.
Les interventions, quoi qu’en disent les présidents ou ministres, vont évidemment aider Assad à confirmer sa victoire en Syrie. Elles ne sont pas le résultat du refus d’intervention d’Obama en Syrie en 2013, car à l’époque, il était question de bombarder le régime, pas les djihadistes.
L’Iran va sortir renforcé de cette crise et des bombardements occidentaux, et l’on peut parier que s’il y a victoire partielle contre l’EI si celui-ci perd une partie de sa force de nuisance, l’Iran redeviendra un ennemi comme ce fut le cas après la période de coopération Iran-Etats-Unis en 2001 contre les Talibans.
La situation actuelle est certes différente de celle de 2003, mais le droit international est mis de côté, l’ONU oubliée et les conséquences à long terme totalement ignorées. Le drone, qui n’est pas plus "civilisé" que les tueries des "barbares", produit le terroriste aussi sûrement que l’humiliation produit le ressentiment et le désir de vengeance.
Engrenage parfait qui correspond à la stratégie de Ben Laden dans laquelle les Etats-Unis et la France sont en train de tomber.
La guerre à la terreur a semé la terreur
L’argument qui est opposé à ce genre de mise en garde est "mais on ne peut rester les bras croisés" ou "dans ses pantoufles" comme le dit Fabius.
L’histoire montre pourtant que les néoconservateurs qui ont abandonné les pantoufles pour les bottes de soldat ont créé le chaos plutôt que sa résolution. Ou plutôt, les néoconservateurs ont gardé leurs pantoufles face à leurs écrans d’ordinateurs et envoyé d’autres faire la guerre.
Certaines actions de lutte contre l’EI sont tout à fait appropriées, comme l’assèchement des ressources financières, le blocage des exportations de pétrole, le contrôle des volontaires pour rejoindre les djihadistes. Des frappes ponctuelles défensives décidées, non pas par le seul Occident mais par l’ONU pourraient, peut-être, aussi avoir une justification.
Cependant, comme en 2001, la solution n’est pas dans le recours à la force sur place ni aux bombardements aériens. Sans les interventions américaines, puis françaises à une moindre échelle, le terrorisme n’aurait pas essaimé. La guerre à la terreur a semé la terreur.
Aujourd’hui, il faudrait contenir ou endiguer les quelques 20.000 combattants en Irak et Syrie et mettre une pression diplomatique, économique et politique sur tous les régimes de la région pour que toutes les communautés aient accès au pouvoir.
Saper le pouvoir des djihadistes sans leur offrir de l’air par des livraisons d’armes à des groupes considérés comme amis, mais qui finissent par tomber entre les mains des terroristes. En Afghanistan comme en Irak, dans une sorte de judo militaire macabre, l’essentiel des armements des terroristes est venu des Etats-Unis et de leurs alliés.
Ne jouons plus aux apprentis sorciers
Le danger d’attaques terroristes en France est accru par la décision de bombarder l’Irak, qui perpétue le cycle terrorisme-bombardement-terrorisme. La construction de cette situation s’est étalée sur 25 ans et s’il n’est pas tout à fait exact de dire que c’est le Frankenstein américain qui a créé à lui seul le groupe abject d’Irak et de Syrie, il faut quand même souligner que l’Occident, et plus particulièrement les Etats-Unis, aujourd’hui bien secondés par une France plus néoconservatrice que l’Amérique, a joué aux apprentis sorciers et propose de continuer.
La leçon de la réaction américaine en 2001 est que les libertés publiques dans les pays démocratiques sont les premières victimes de la lutte contre la terreur. La proposition de réglementer l’internet en France le confirme.
Les solutions politiques plus lentes et à long terme ont plus de chances de résoudre un problème qui n’a fait qu’empirer en 25 ans.
La réaction d’horreur et d’effroi qui fait suite aux décapitations médiatisées est compréhensible, mais elle ne doit pas dicter les comportements politiques car les bombardements intempestifs ne font que tomber dans le piège des égorgeurs.
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1241148-etat-islamique-villepin-comprend-mieux-l-hydre-terroriste-que-fabius.html