Pierre Guerlain

Abonné·e de Mediapart

90 Billets

0 Édition

Billet de blog 20 août 2012

Pierre Guerlain

Abonné·e de Mediapart

Le miroir déformant du Spiegel

Pierre Guerlain

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans son édition du 13 août le magazine allemand Der Spiegel publie un dossier sur la France. Ce dossier fait suite à d'autres sur les pays européens. L'ambition du dossier, dont un article est signé Mathieu von Rohr, est de présenter les problèmes auxquels la France fait face et surtout son obstination à refuser le changement. Il est souvent intéressant de lire les opinions étrangères sur un pays car elles permettent d'éclairer les points aveugles de ce pays que les débats nationaux évitent délibérément ou inconsciemment. Mais l'inconscient produit aussi d'autres effets, par exemple la projection sur l'autre de ses propres conceptions. C'est le cas de ce dossier. L'article de la page 42-44 s'intitule "Das gallische Dorf" (le village gaulois) et la photo qui le précède induit une interprétation qui court à travers tout le dossier : on y voit François Hollande quitter une voiture à cheval dans "son" département de Corrèze. Le sous-titre est explicite : "Pourquoi dans la crise la France s'accroche à sa grandeur passée". Il y a certes une photo de l'Airbus A380 (co-produit avec l'Allemagne et quelques autres) mais la tonalité est donnée : la France, contrairement à l'Allemagne est passéiste et refuse de comprendre qu'elle n'est plus "la grande nation", expression souvent utilisée outre-Rhin pour moquer les prétentions d'un pays qui s'imagine toujours vivre au temps de Louis XIV.

Il y a sûrement beaucoup à dire sur cette arrogance française indéniable mais avec cet article nous entrons dans la sphère de l'essentialisme hautain. La phrase mise en exergue dans l'article central structure la pensée de l'auteur : "Les Français sont certains que le ciel va leur tomber sur la tête mais ils ne veulent rien faire pour l'empêcher". Quelle est cette obstination carrément stupide? Les Français, bien évidemment pris dans une généralisation coagulante, refusent de faire les réformes que l'Allemagne, elle, a faites et qui sont indispensables pour entrer dans la modernité. On peut s'étonner d'un tel discours précisément au moment où le Président français s'apprête à faire voter la règle d'or au parlement suite à un sommet européen où il n'a gagné que de vagues déclarations sur le volet croissance. L'auteur du Spiegel reproche aux Français de ne pas partager son idéologie, idéologie qui fait débat entre économistes allemands et qui est condamnée non seulement par la gauche radicale partout en Europe mais aussi par deux Prix Nobel d'économie américains (Krugman, qui a eu pas mal de conflits avec les autorités monétaires allemandes, et Stiglitz, tous deux keynésiens convaincus).

Dans le premier article figurent des chiffres erronés : l'auteur parle de 70 000 emplois créés pour les profs et les policiers (il oublie la justice) et de 13 000 emplois supprimés ailleurs alors que les annonces disaient qu'il y aurait autant de suppressions. Cette inexactitude est elle le fait d'une mauvaise information, ce qui serait grave pour un journaliste prétendant éclairer ses lecteurs, ou de la mauvaise foi ? Le journaliste prête à Hollande une détermination à s'opposer à l'Allemagne que ses critiques à gauche aimeraient bien tant elle est infinitésimale.

Les intellectuels français, présentés de façon globalisante, sont Max Gallo, Pascal Bruckner, Jacques Attali et Emmanuel Todd ce dernier étant présenté comme anti-allemand car il a parlé d'un "pacte pour l'austérité éternelle". Un panel assez mince qui tend à faire croire que les intellectuels français sont anti-allemands et reviennent à des sentiments dignes d'autres temps, ceux de la rivalité ancestrale.

D'autres articles sont moins idéologiques et plus informatifs même si l'on peut se demander si l'Arabe ami de JM Le Pen est bien typique (article intitulé "le bon Arabe"). Ces articles servent aussi à souligner la supériorité allemande, par exemple en matière d'installation de saunas (supériorité certainement avérée). La déconstruction de l'arrogance française, une attitude fort commune, se fait au nom de l'arrogance non pas allemande mais d'un groupe d'Allemands sûrs de détenir la vérité sur l'Europe et désireux d'imposer leur modèle aux autres Européens au moins dans la zone euro. Il y a beaucoup de choses admirables en Allemagne, notamment en matière d'éducation ou de protection de l'environnement ou d'urbanisme. Ce pays ne cède pas aux sirènes de l'interventionnisme armé comme la France et organise sa sortie du nucléaire ce qui, sur le long terme, est positif. Néanmoins, nul besoin d'être un Français "attardé" qui circule en voiture à cheval pour comprendre que la politique européenne dictée par Francfort et les marchés est une catastrophe. Catastrophe pour les peuples soumis à l'austérité qui saccage les droits sociaux et crée du chômage, non seulement en Grèce et en Irlande, mais aussi en Espagne, pourtant dirigée par un conservateur qui fait toutes les coupes que l'idéologie des marchés réclame. La politique de réduction des déficits, creusés par des cadeaux fiscaux aux plus riches, est un non-sens économique que même le président Obama ou le spécialiste de la finance écrivant pour le Financial Times, Martin Wolf, condamnent.

Le dossier sur la France, comme tant d'autres articles sur la Grèce, sert de paravent à une défense idéologique aussi bornée qu'aveugle. Les entreprises allemandes réussissent souvent mieux que les Françaises pour tout un ensemble de raisons : meilleure formation des employés, délocalisation et aussi grâce aux dettes encourues par les autres pays qui ont servi à acheter des produits allemands. Il n'y a là aucune supériorité morale ou intellectuelle mais une situation complexe qui, du reste, commence à affecter l'Allemagne elle-même car ses débouchés vont se tarir dans les pays appauvris par l'austérité. Le discours ambiant sur les coûts salariaux est problématique, les coûts salariaux de l'Allemagne, légèrement inférieurs à ceux de la France dans certains secteurs, sont bien supérieurs à ceux de la Chine ou des Etats-Unis, ce qui ne l'empêche pas, étant donnés les secteurs où elle est forte, de bien réussir sur le plan économique.

Au bout du compte le dossier flatte les préjugés d'une bonne partie de l'opinion allemande mais va à l'encontre des vues de Jürgen Habermas ou de Günther Grass, par exemple. Le Spiegel avait publié les "bonnes" pages du livre xénophobe de Thilo Sarrazin (Deutschland schafft sich ab, "L'Allemagne creuse sa tombe") qui voyait la cause de l'effondrement allemand dans le trop grand nombre de musulmans, donc de Turcs, avant que cet auteur ne tourne sa plume contre les Grecs. Bizarrement cette Allemagne qui se tire dans le pied est aussi le modèle à suivre.

L'observation transnationale qui peut être si révélatrice peut également servir de masque à un affrontement idéologique. Il n'y a pas de rivalité franco-allemande sérieuse mais il y a en Europe et ailleurs des conceptions différentes du rôle des marchés, de l'Etat et des services publics (qui sont d'ailleurs bien développés en Allemagne contrairement aux Etats-Unis). Lorsque Paul Krugman a lancé une pétition contre la bêtise des décisions européennes en matière de "défense de l'euro" les signataires venaient de nombreux pays. Les réactionnaires bornés sont nombreux aux Etats-Unis, en Allemagne ou en France mais les progressistes critiques sont également nombreux et internationalistes. La moquerie condescendante du Spiegel qui fait l'impasse sur les faits ou les tord dans son sens pourrait inciter à une réponse en miroir, ce serait une erreur pas besoin de diaboliser l'Allemagne pour affirmer ses préférences intellectuelles, en accord avec des penseurs allemands ou américains. La vérité ou l'erreur n'ont pas de patrie.

Pierre Guerlain

Professeur Université Paris Ouest Nanterre

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.