Et si " ce peuple qui manque " , - Ce constat d'un peuple qui manque n'est pas un renoncement au cinéma politique, mais au contraire la nouvelle base sur laquelle il se fonde, dès lors, dans le Tiers-Monde et les minorités. Il faut que l'art, particulièrement l'art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s'adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l'invention d'un peuple. Au moment où le maître, le colonisateur proclament « il n'y a jamais eu de peuple ici », le peuple qui manque est un devenir, il s'invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer - * , dont il semble qu'une esquisse puisse, à la faveur du trouble de l'époque, comme un remugle, dont on pressent l'explosive qualité, mais qui n'en dessine pas moins les contours de ce qui, avéré et condensé, prendra forme, apparence et vie, qu'entre le pouce et ses doigts, sur le tour des chamboulements, le potier, que nombre et d'aucun tenteront et tentent d'en anticiper le résultat de son oeuvre, de son ouvrage, labeur, d'en prévoir et appréhender la forme achevée, et, d'en percevoir l'imperceptible qui monte, l'encore indistinct qui gronde sous le souffle, d'en percevoir, donc, la parole, qui, comme un feu sous ses braises ravivées, couve, l'inaudible enfin proféré, la parole à venir, le potier lui donnera, lui aura donnée, et ce, comme une coupe, à un moment bien précis de son évolution, le moment électoral, et des potentialités de son expression, soit sur le point d'apparaitre, de poindre, comme une aube ou un crépuscule, comme ce moment juste avant l'aube, où la nature, comme le spectateur de cinéma quand le noir se fait dans la salle, se réjouit, s'ébroue, une esquisse entre chien et loup, à ce moment bien particulier de la journée, ce moment d'indistinction et d'effacement des couleurs, des formes, des matières et des nuances, ce moment qu'il faut éclairer pour y voir, pour en circonvenir les zones d'ombres, et si ce peuple qui manque et qui maintenant point avait toujours raison. Avait toujours eu raison. Déjà raison.
Gilles Deleuze, L'Image-Temps, Editions de Minuit, 1985