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Billet de blog 10 juin 2017

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Le choix de croire par Jeanne Casilas

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                                                                    Le choix de croire

« Alors correction madame, je ne vous ai pas traitée de nazi, j’ai dit : « C’est ce que disaient les nazis, le mot opérant dans la phrase madame c’est le verbe, dire », « C’est pareil, vous m’avez traitée de nazi », « Non madame, c’est pas pareil. Être et dire, c’est pas pareil. Je suis doctorante en Lettres et même au tribunal, sur ce point, je suis sûre de gagner, car l’être et l’avoir, l’être et le dire, l’être et le comportement ne sont pas identiques, vous voulez vraiment poursuivre cette discussion ? »

Par Jeanne Casilas,

Avant il y avait des grèves, dit-elle, et le mot est clairement l’autre nom de la vie dans sa bouche...

Hier (aujourd’hui et demain), dans un métro parisien, un chanteur de rue, un accordéoniste, un vieux gitan, un arménien, entonne avec liberté sa deuxième chanson, dans une langue que personne dans le wagon ne reconnaît.

Arrivé sur le quai, le musicien accordéon déployé dans le train, tombe nez à nez avec un troupeau de contrôleurs Ratp au bord du quai, dont une femme qui claque dans ses mains à cette apparition, se foutant ostensiblement de lui et de son geste de musicien, avec ce visage réjoui par la douleur à l’autre infligée, ce visage répandu que montrent ceux pour qui l’autre n’est qu’une proie.

Le métro s’arrête et les contrôleurs entrent, droit devant sur l’homme qui très gêné, arrête instantanément de jouer et baisse les yeux.

Cela se passe sans un mot, sans que le groupe en vert, brun, marron, kaki très foncé, vert sapin RATP, ait à dire une seule parole. Les passagers autour de l’homme ont juste eu le temps de lui donner chacun un euro, sur un carré de 8, 3 passagers qui donnent c’est un geste de solidarité rare.

Je vois qu’un des contrôleurs est en train d’écrire sur un papier, je regarde ma voisine et nous nous renvoyons notre incompréhension et désapprobation, je lui demande ahurie si « ils sont en train de le verbaliser ? ». Elle me dit que trop dommage, elle n’a pas d’argent, elle le dit en se sentant coupable, c’est touchant, puis très vite le signal du départ sonne et les contrôleurs font encore, sans avoir à dire un mot, descendre le musicien sur le quai. Ça passe crème. J’ai eu le temps de me lever pour leur dire qu’alors vraiment, si en ce moment ils n’ont rien trouvé d’autre à faire que de verbaliser des mendiants, à quoi ils servent, etc, et du coup comme un chien qui ne lâche pas son os je descend avec eux suivant le mouvement parce que je préfère terminer ma phrase que d’être sifflée par un bip.

La femme contrôleuse qui a frappé de joie dans ses mains tout à l’heure est odieuse.

Elle soutient à mort son action et me parle comme à une délinquante. Elle me répond, quand je lui dis qu’il est inutile et inhumain de traquer des mendiants, la phrase éternelle :

« Nous ne faisons que notre travail, nos missions, on applique les ordres ».

Je lui réponds son corollaire :

« C’est ce que disaient les nazis, Madame, pendant la guerre, vous n’êtes pas sans le savoir ».

Et ça dérape direct : « Ah oui, vous me traitez de nazi ? Vous voulez une plainte pour outrage blabla bla ? »

« Alors correction madame, je ne vous ai pas traitée de nazi, j’ai dit : « C’est ce que disaient les nazis, le mot opérant dans la phrase madame c’est le verbe, dire », « C’est pareil, vous m’avez traitée de nazi », « Non madame, c’est pas pareil. Être et dire, c’est pas pareil. Je suis doctorante en Lettres et même au tribunal, sur ce point, je suis sûre de gagner, car l’être et l’avoir, l’être et le dire, l’être et le comportement ne sont pas identiques, vous voulez vraiment poursuivre cette discussion ? ».Non.

J’ai été reprise en main par l’autre fille de l’équipe, qui était juste adorable, intelligente et fine. Et jolie de surcroît. Pendant une longue discussion où nous avons eu le temps de couvrir toutes les problématiques de la société à travers le prisme des travailleurs Ratp ces dix dernières années, le chanteur attendait 2 mètres plus loin, à distance de notre petit groupe dans lequel finalement, j’avais pris sa place puisque ces 4 fonctionnaires m’entouraient presque, jusqu’à ce que vexé sans doute de si peu d’attention il parvienne à prendre le métro suivant ...

Suite à quoi la jolie fille qui avait constaté la fuite avant moi, m’a répondu pour l’honneur :  « Vous voyez, là il s’enfuit, bon, on court pas derrière lui pour le plaquer. » … Rire intérieur invétéré… Pulsion de courir également au son de la sirène pour échapper aux contrôleurs (en même temps je suis déjà libre) et aller jouer avec mon nouvel ami.

Correction de l’âge adulte oblige, je reste avec eux par politesse en attendant le train suivant. L’un d’eux, un jeune mec au début de sa carrière de contrôleur, fait le son des violons : « Ouais mais on a pas le choix, il faut bien qu’on bosse, on a pas de diplôme ».

Lassée je finis par lui dire qu’il peut s’engager dans la police. De derrière sa veste brune-sapin il me répond  « C’est pire ».

Pendant 5 bonnes minutes de discussion avec la jolie contrôleuse, et des conseils discrets, « Brillante comme vous êtes, ne vous gâchez pas trop longtemps dans cette fonction, la France vous appelle à de plus hautes responsabilités », et ça marche toujours, l’autre femme n’a pas desserré les dents. Elle se tient seule, un mètre à l’écart, mais même pas du côté où elle aurait pu surveiller sa proie, à l’opposé, là où elle ne sert à rien.

Un homme plus vieux contrôle le tout, (avec brio ! Compliments ! Vive le sabotage passif et actif !) qui n’aura pas dit un mot de toute l’histoire, dont je n’aurai pas même entendu le son de voix.

Leur petit groupe semble agencé comme dans une série américaine ( La méchante, la psychologue, le jeune homme racisé et collabo, le patron muet ), sauf que nous sommes en France et que tout est sans espoir.

Et que dans ce désespoir même, se logent tous les possibles.

Nous convenons la jeune fille et moi qu’avant c’était mieux, et c’est elle qui lâche le mot grève. Avant il y avait des grèves, dit-elle, et le mot est clairement l’autre nom de la vie dans sa bouche... Ah ! 1995…

Le train arrive et nous nous séparons. Je m’excuse auprès de la jeune fille en voyant le visage tendue et détournée de sa collègue 3 mètres plus loin :

« Dites lui que je ne pense pas du tout qu’elle est une nazie ».

« Y a pas de problème » me glisse t-elle.

Révolutionnaires anarchistes communistes-situs , tout n’est peut-être pas possible, mais certaines choses si, et notamment de rire en silence de l’ordre absurde qui se défait.

Évidemment ce sauvetage m’a épuisée, évidemment je suis passée pour une folle, et ça aurait pu mal se passer, etc, et ça n’a servi à rien peut-être dans la vie de ce musicien, et c’est ridicule de raconter une chose si petite, pas entièrement reproductible, c’est inutile.

Certains même trouveront ça obscène, mais le fait est qu’à l’instant où j’ai compris que l’homme avait fuit, une vague de bonheur et peut-être même de triomphe m’a saisie pendant quelques secondes. Ce bonheur était gratuit. J’ose croire en lui. L’époque qui nous relie force à choisir de croire en ce que l’on désire plutôt qu’en ce que nous propose (ou impose).

C’est difficile mais c’est peut-être une chance. Celle de faire surgir dans le réel nos rêves détruits.

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