Jean-Marie Straub, dernière journée de tournage, un 11 août 2012, devant, rue des Écoles, la statue de Montaigne.
Quelque chose s'est passé. A passé. Bien au delà de l'enseignement - Il en est souvent ainsi des grands passeurs - ils sont quelques-uns - aux cours desquels chance peut-être convoquée par la providence est donnée à certains d'assister - une transmission a eu lieu, la transmission s'est opérée. Affaire d'élection ou d'indicible sympathie réciproque... Mystère de la vie de l'esprit. De la pensée. Rencontre et transmission.
Serge Daney se plaignait de n'avoir pas fait école. De n'avoir pas eu de disciples. Il n'a pas eu le temps de les voir. Il est parti trop tôt. C'est Nietzsche qui racontait qu' Hegel quand il est mort n'avait qu'un seul étudiant au chevet de son lit de mort, et ajoutait-il, cet étudiant n'avait rien compris à sa philosophie.
La transmission c'est quelque chose de bien étrange ... D'un peu magique, et plutôt très sympathique. Quelque chose passe et celui qui reçoit, celui qui est presque l'élu, se retrouve avec ça, cet or malléable, cette énergie créatrice, possiblement très créatrice, cette matière empreinte de la mémoire active de celui qui l'a transmise et toute latitude est ainsi donnée, offerte à qui-de-droit, l'ami, le disciple, et à lui, discobole par transmission des nobles causes, d'à son tour, avec l'élégance du danseur, lancer bien haut et fort loin, tancer avec brio et justesse, tracer ces figures dont le maître, s'il eût été encore là, n'en doutons pas, eut su se saisir et, ainsi, à leur insu, fomenter de nouvelles vocations, de nouvelles amitiés, qui, si on les écoute bien, l'oreille collée au coquillage, retentissent si intensément, si intimement du fil ténu et continu de sa voix. De son souffle.
Chaque fois c'est un peu de temps à l'état pur ...
Certaines cases sont très peuplées, d'autres vides ...
C'est que quelque chose de bizarre m'a frappé dans le cinéma : son aptitude inattendue à manifester, non pas le comportement, mais la vie spirituelle. Le cinéma ne met pas seulement le mouvement dans l'image, il le met aussi dans l'esprit. La vie spirituelle, c'est le mouvement de l'esprit.
On va tout naturellement de la philosophie au cinéma, mais aussi du cinéma à la philosophie.
L'écran, c'est à dire nous-même, peut être un cervelet déficient d'idiot autant qu'un cerveau créatif ...
Le cerveau, c'est ça l'unité. Le cerveau, c'est l'écran.
Gilles Deleuze, Le cerveau, c'est l'écran, in Cahiers du cinéma, février 1986, repris in Deux régimes de fous et autres textes, Les Ėditions de Minuit, 2003 -