
Visage de la Paix - Picasso
A toi.
A la Chapelle, une semaine après le passage de Valérie Pécresse et le lancement de la campagne législative des Républicains sur des questions sécuritaires, on peut constater trois ou quatre fois plus de présence policière qu’à l’ordinaire.
Des camions de police supplémentaires entravent les places, les espaces, ajoutant au chaos organisé sa touche finale.
Il fait une chaleur extrême pour un mois de Mai en France. La circulation sur le principal axe Nord de Paris et au carrefour est catastrophique. Hélas la police en armes, tout fusil mitrailleur dehors, n’est pas polyvalente et se contente de garder le bitume.
Les hommes étrangers qu’elle s’évertue à chasser nuit et jour sont encore là.
Au coin d’une grille l’un d’eux me salue et je reconnais avec un bonheur et un soulagement infini un homme connu à l’été 2015, cet homme Soudanais qui vivait à la pointe sud de la rue Pajol, à l’époque où la Ville n’avait pas encore déployé sa stratégie de chasse à l’homme dans les grandes largeurs et où des campements de fortune ainsi qu’une solidarité minimale entre riverains et réfugiés avait encore droit de cité.
Cet homme avait passé un mois à la même place, sur 5 mètres carré de trottoir et son territoire, composé de 3 ou 4 matelas était toujours propre et accueillant. Je ne sais par quelle douce méthode il parvenait toujours à récupérer les couvertures, tissus, tapis les plus jolis, et maintenait dans son coin avec les hommes qu’il semblait héberger une paix et une bonne humeur inédite.
Sans que je le vois jamais se laver il était toujours propre, il souriait toujours, il regardait passer la vie devant lui sans ressentiment ni colère, sans envie malsaine ni demande éperdue, avec la grâce joyeuse de l’enfance et la distance solide de l’âge adulte. Il ne parlait pas un mot d’anglais et moi pas un mot d’arabe. Nous ne sous sommes jamais compris que par signes et par jeux. Nous évitions ainsi la police du langage et les généralités d’usage, comme les débats superflus. Pendant tout un été, chaque jour, je passai avec lui quelques minutes ou heures, à vivre et rien d’autre, sur ce coin de matelas, dans ce morceau de rue.
D’où venait-il précisément ? Où étaient sa femme et ses enfants ? Quel drame l’avait poussé hors de son pays, lui, qui semblait pouvoir échapper par le miracle de sa présence à toutes les souillures du monde ?
Quel piège international avait fait de cet homme simple un fugitif et l’avait métamorphosé au point de faire, d’un paysan du fin fond des terres, un citadin clandestin et rêveur ?
Protégée par la barrière du langage, je ne lui ai jamais demandé.
Il me plaisait, au milieu de toute cette souffrance, de tous ces corps vivants étendus sur le bitume comme des déchets, de ces mille histoires de mort et de violence, qu’un seul, à l’avant du campement sauvage, semble épargné. J’aimais sa capacité à ne faire passer à l’autre que sa joie, la plénitude de son désir, le calme insubmersible de son attente.
J’aimai le voir intouché.
Un jour, il m’a demandé comment aller à Calais. Il avait rendez-vous à la préfecture là-bas. J’ai craint pour lui le train et ses contrôles de police, la ville de Calais et ses militants frontistes, les lynchages au bord des autoroutes, la mort dans le tunnel, toutes choses qui hélas ne sont pas des fantasmes. Par chance une « évacuation » (selon le langage fleuri de la Ville de Paris et de la Préfecture) l’a envoyé quelques jours dormir dans un hôtel.
Je ne l’ai plus revu jusqu’à hier, par hasard, sur cette place qui demeure pour ces hommes un des seuls territoires de la ville où chercher refuge. Son visage et son sourire étaient encore plus beaux, plus ouverts. J’aurai pu me prosterner à ses pieds mais j’ai sauté en l’air, et nous nous sommes donné l’accolade comme si après avoir voyagé ensemble et s’être perdu de vue dans le désert, nous nous retrouvions sains et saufs à une frontière. Il m’a dit (en 2 ans, il avait progressé dans la langue anglaise) que sa demande d’asile avait été refusée.
Comme j’étais avec la présidente du Baam, elle lui a dit qu’il fallait faire un recours et qu’il vienne à la permanence juridique.
Encore maintenant je ne connais pas son prénom. Mais cela ne compte pas. N’importe où et n’importe quand je verrai son visage, je lui donnerai tout. Qu’il ait survécu, que la joie et l’innocence dans son visage demeurent inchangées, et même agrandies par le temps remplace en un instant toutes les philosophies.
La vie se loge dans le visage. Qui connaît un seul visage connaît tout. Qui aime un seul visage aime le monde. Qui rencontre une seule joie est sauvé. L’accumulation ne procure que le doute. La reconnaissance délivre.
Jeanne Casilas