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Billet de blog 10 décembre 2022

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LES ANIMAUX MALADES DU NOM

Une nouvelle maladie se répand sur Terre, du moins dans nos contrées ; et ainsi après les troubles dans le genre, les troubles dans le plagiat, nous voilà confrontés aux troubles dans le nom. Quelle époque !

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LES ANIMAUX MALADES DU NOM

D’après Jean de la Fontaine,

         Une nouvelle maladie se répand sur Terre, du moins dans nos contrées ; les pandémies se succèdent, non tant Ébola, Covid, et autres infections contre lesquelles la médecine a quelques succès, mais d’autres plus graves, contre lesquelles l’Académie avoue son impuissance ; et ainsi après les troubles dans le genre, les troubles dans le plagiat, nous voilà confrontés aux troubles dans le nom. Quelle époque !

         On le sait, le patronyme sert depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts de critère d’État-Civil pour distinguer les habitants et faciliter la conscription, l’impôt, la procédure judiciaire, mais François 1ern’avait pas l’ambition de lui donner pour fonction d’assurer le moindre engagement ontologique pour ses sujets : le nom ne dit rien du sujet qui le porte sauf à l’élever au rang de fétiche comme souvent s’y complaisaient les gens de cour dont se moquait le même François.

         Car bien sûr élever au rang de fétiche le nom, c’est se voir aliéné(e) à sa reconnaissance par les autres comme si le sujet disparaissait derrière, n’était plus que son support, comme ces homme-sandwich parcourant les rues en arborant un NOM.

         Avec les conséquences fâcheuses qui s’ensuivent dont déjà Aristote s’inquiète dans les Seconds Analytiques en rappelant l’intelligence d’Ulysse qui face à Polyphème se garde bien de lui répondre en lui indiquant son nom mais « Personne » et l’imbécile de cyclope prenant le mot hors de son contexte, en bon disciple avant l’heure du Cours de linguistique générale de Saussure, de se le tenir pour dit.

         Cela me rappelle une dame qui il y a longtemps se moquait de ce goût de certains à se fixer à leur nom et de me raconter que revenant au domicile de ses parents le 18 juillet 1942 et tombant sur un gendarme dans le hall de l’immeuble lui disant : « Vous êtes la fille Bernhardt ? », de lui répliquer, le fixant dans les yeux : « Non ! Je m’appelle Michelle Martin ! ». « Ah ! bon ! Allez-y !» lui répondit le pandore. Et de me rappeler, cette dame, que dans sa famille, le nom, on n’en avait que faire puisque d’une génération l’autre selon les pays où elle migrait, elle changeait de nom, un coup avec un air autrichien, un coup avec un air polonais, un coup avec un air russe, et aujourd’hui pourquoi pas français. Au demeurant, la guerre finie, elle francisa son nom comme après avoir circoncis son fils peu après sa naissance, elle le fit baptiser quelques semaines plus tard : « On ne sait jamais… ». « Les noms, les religions, on s’en accommode, me dit-elle, ça ne dit rien de ce qui nous anime ».

         C’est un peu ce que nous rappelle Lacan, oui le vieux Lacan. Le nom, écrit-il dans Subversion du sujet, ça importune le névrosé, il se sent obligé de s’en accaparer et ça vient entraver son désir, le fixer dans la demande. Il confond le nom de famille et le « nom du père ». Somme toute, la fixation sur le nom, sa fétichisation, c’est un des rocs de la castration.

         Une psychanalyse, nous dit Lacan, c’est un procès de désidentification, et déjà de chute du nom patronymique comme inclination fétichiste, condition pour qu’au-delà de la castration puisse surgir le « nom » du désir auquel consent le sujet et qui devient son « nom propre » effectif, cette « identité de soi à soi, cette simple lettre, qu’évoque Lacan dans RSI, isolable de toute qualité ».

         Fort de cet enseignement de Lacan dont j’ai pu voir l’effectivité dans les cures que j’ai menées, je me suis rendu chez le directeur de l’ARS pour lui dire : nous avons le traitement de cette nouvelle épidémie, nous psychanalystes, mais lui de me répondre : « Comment allez-vous vous y prendre ? Car si les habitants de nos contrées ne meurent pas tous, tous, y compris dans votre corporation, en sont frappés ».

         Et oui, la plupart d’entre nous sont comme le Colonel Chabert s’obstinant à faire valoir leur nom patronymique au prix de s’effacer derrière, plutôt que de prendre exemple sur le héros de Tirso de Molina et d’assumer d’être un homme sans nom, un hombre sin nombre, condition pour être porté par son désir.

         C’est ainsi.

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