Psychanalystes, encore un effort…
Laurie Laufer vient de publier un livre : Vers une psychanalyse émancipée. Renouer avec la subversion, qui suscite un trouble dans les chaumières des fils de Freud… sûrement un peu fatigués.
Au-delà de ses thèmes, ce livre se veut avant tout un rappel de la subversion freudienne puis lacanienne qui sans cesse fut déniée.
Jones, récusant les Trois Essais, renoua avec l’essentialisme médical du XIXe siècle : « Comment, les concepts d’homme et de femme seraient vides, il n’y aurait pas plus de naturalité à être hétéro ou homosexuel, la sexualité n’aurait pas pour fin la procréation ? ». Hartmann, récusant une fin de la cure orientée vers l’affranchissement du sujet, imposa une fin orientée vers l’acceptation des valeurs de la société et ce fut la promotion de l’Ego psychology.
Lacan, dans son retour à Freud, se prononça contre ces inflexions de Jones et de Hartmann : « homme » et « femme » sont des signifiants et la logique de la jouissance excède toute réduction normée sauf à la réduire à la jouissance phallique.
C’est peut-être le problème d’aujourd’hui : celle des impasses de la castration. Car on parle toujours à partir de soi comme l’illustre l’auteur du brûlot paru sur Causeur le 20 août 2022 affirmant, comme si cela allait de soi, que si on ne tient pas compte de la différence des sexes biologiques, la confusion règne. Mais, on peut lui retourner le compliment : a-t-il oublié le message freudien redoublé par celui de Lacan ?
En fait, l’auteur de ce brûlot, comme certains autres, je pense aux auteurs de La dysphorie de genre. À quoi se tenir pour ne pas glisser ?, en défendant une position naturaliste, se retrouvent, peut-être sans le savoir, plutôt jungien, car défendre une position naturaliste est exactement la position de Jung -d’où son extraordinaire crédit aux États-Unis.
Toutefois, l’enjeu de la polémique est ailleurs. C’est encore la question trans. Mais, ne faut-il pas l’aborder en changeant de focale ?
On ne peut pas méconnaître, comme je le rappelais plus haut, ce que fut le discours et l’attitude des psychanalystes à l’égard des gays et lesbiennes, voire, pour les hétérosexuels, toute sexualité qui n’aurait pas pour fin la procréation.
Qu’on le dise une fois pour toute : les psychanalystes, à quelques exceptions près, ont chaussé les bottes de sept lieux de Krafft-Ebing avec allégresse ! On se souvient de certains qui ont fait connaître publiquement leur aversion pour le Pacs, le mariage pour tous, l’homoparentalité, etc.
Depuis 20 ans, ils tentent désormais de se refaire une virginité, mais pour certains, se dire gay ou lesbienne reste quand même du côté de la perversion.
Arrive la question trans.
Or, des analysants qui s’interrogent sur leur manière d’être sexuée, il y en a toujours eu. Et depuis toujours, nombre d’êtres humains, quel que soit leur sexe biologique, se la posaient aussi. Suis-je homme, suis-je femme ou autre ?
Dois-je rappeler que nombre de sociétés passées ou actuelles (amérindienne, polynésienne, hindou (avant la colonisation anglaise), germanique (dans l’antiquité), etc.) acceptent (ou acceptaient) que l’on se définisse autrement que par son sexe biologique.
Jusqu’à une date récente, chacun se débrouillait avec ses problèmes d’identification sexuelle. Relisez la correspondance de Flaubert et de quelques autres comme Simone de Beauvoir. Mais surtout lisez de Andrée Viollis Criquet que Gallimard a eu l’heureuse idée de republier.
Quand je dis que chacun se débrouillait, je veux dire qu’on savait que l’identification sexuelle de chacun ne faisait en aucun cas identité.
On savait que le concept d’identité, qui prend sa source dans la logique, désigne seulement notre capacité d’établir une égalité entre deux manières fixes de distinguer le même objet de l’extérieur, idem en latin d’où vient le mot « identique » : si x=a et si y =a, il suit que x=y. Si le fleuve qui coule à Châtillon est la Seine et si le fleuve qui alimente la machine de Marly est la Seine, le fleuve de Châtillon est le fleuve de la machine de Marly.
Le concept d’identité n’induit aucun engagement ontologique. D’où son emploi administratif : Nom, Prénom, date de Naissance, lieu de Naissance, numéro INSEE, nationalité, autant de prédicats objectifs fixes appliqués à chacun de nous de l’extérieur et qui n’ont pour fin que de le distinguer entre tous comme on distingue la Seine des autres cours d’eau.
Puis arrivent Krafft-Ebing et ses confrères qui se mettent à ontologiser les distinctions qu’ils font dans la vie sexuelle des êtres humains, à faire comme si il y avait effectivement des êtres humains qui s’égalaient aux catégories homosexuel, hétérosexuel, hermaphrodite, etc.
Or, hétérosexuel, gay, lesbienne, trans, sont des distinctions… provisoires et circonstancielles quand bien même se répètent-elles ; elles n’induisent aucun engagement ontologique. Je ne sais pas si demain je serai sexuellement comme aujourd’hui. C’est le paradoxe de Nelson Goodman : ce n’est pas parce que vous avez eu jusqu’à la date t des relations sexuelles avec une personne du même sexe biologique que vous, qu’il en sera de même demain : l’habitude n’induit aucun engagement ontologique comme en témoigne mille exemples cliniques de soi-disant hétérosexuel ayant une rencontre gay ou lesbienne comme de soi-disant gay ou lesbienne ayant une rencontre hétérosexuelle, tout simplement parce que l’objet qui suscite la rencontre amoureuse dit a par Lacan n’a aucune positivité. Eleanor Roosevelt ne pouvait pas imaginer avant sa rencontre avec Lorena Hickok qu’elle aurait une aventure lesbienne. Et ce n’est pas parce que jusqu’à la date t vous vous sentez plutôt femme alors que vous avez un sexe d’homme sur le plan biologique qu’il en sera de même demain. Philippe d’Orléans se sentait plutôt femme, mais il lui arrivait de se sentir plutôt homme selon les circonstances.
Aujourd’hui, la réassignation permet de choisir de s’égaler à l’identification inconsciente qui nous turlupine depuis la plus jeune enfance : relisez le témoignage poignant de Abby Stein.
Mais, pourquoi se sent-on mal à l’aise dans son sexe biologique ?
Ne nous précipitons pas de proposer une réponse à la question ; il n’y a sûrement pas de réponse qui vaudrait pour tous. Ne recommençons pas la bêtise faite par les psychanalystes avec l’autisme : c’est la mère ! On n’en sait rien. Ne confondons pas savoir et croyance.
Si la question trans suscite un tel enjeu, c’est que nombre de psychanalystes craignent que les psychanalystes naturalistes recommencent comme avec les gay et les lesbiennes qu’ils catégorisaient, ne l’oublions pas, de pervers comme ils catégorisaient les trans de psychotiques.
Qu’on s’inquiète que l’on fasse subir des traitements endocrinologiques et chirurgicaux à des enfants et adolescents dont le consentement est biaisé par leur âge, est tout à fait fondé en raison. Mais, ne peut-on pas faire confiance à nos confrères qui accueillent ces patients ?
Dans ce contexte, si nombre de psychanalystes défendent le droit des trans et craignent les fatwas des autres (pervers ! psychotiques !), c’est que certains s’arc-boutent sur le naturalisme sexuel et, s’ils sont horrifiés par la réassignation des jeunes trans, ils sont surtout pris par les invectives comminatoires qu’ils font subir aux gays, lesbiennes et trans depuis des dizaines d’années.
Somme toute, ces psychanalystes ont oublié que chaque analysant est singulier et qu’au-delà des catégories d’hétérosexuel, gay, lesbienne, trans, chacun l’est à sa manière et que la fonction du psychanalyste est de l’accueillir jusqu’au point où cette manière d’être singulière est complètement affranchie de la demande de l’Autre.
« Aucun analyste, rappelle Lacan, ne peut s’autoriser sous aucun angle à parler du normal, de l’anormal non plus d’ailleurs ». Entretien à la télévision belge avec F. Wolff.