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Billet de blog 3 juillet 2019

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L'évolution des salaires n'est pas celle que l'on vous dit

Les médias indiquent chaque année des augmentations de salaire qui sont loin de retracer la réalité, s'appliquant à une partie seulement de la population et dans des situations particulières. Dans ces conditions la vision que l'on a des salariés et de l'évolution des salaires est gravement déformée.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

   L’Insee a publié au mois d’avril 2019 son étude de 4 pages, Insee première N°1750, consacrée aux salaires du secteur privé en 2016. Compte tenu de son importance, on peut s’étonner du retard de cette publication qui habituellement sort en septembre ou octobre de l’année N+2.

En effet, les salaires pris en compte par cette note sont ceux qui figurent sur les « DADS », (états remplis, l’exercice N+1, par les entreprises) donc les salaires effectivement versés à leurs salariés pour l’exercice N, salaires à partir desquels sont effectivement versées les cotisations sociales.

L’Insee recalcule si besoin cependant ces salaires « en équivalent temps  plein » pour que tous les salaires soient homogènes.

Pour l’année 2016, le salaire moyen dans le secteur privé ressort à 2988 € brut par mois, et à 2238 € net. Le net par rapport au brut a été impacté par une hausse de 0,1 % des cotisations salariales du régime général vieillesse et des régimes complémentaires.

Entre 2015 et 2016, le salaire brut moyen augmente de 0,9 % et le salaire net moyen de 0,7 %.

Pourtant, mais comme d’habitude cependant, une large partie des médias avait, dès le dernier trimestre 2016, annoncé des augmentations de salaire pour 2016 assez supérieures, reproduisant souvent des prévisions de grands cabinets de courtiers/actuaires, 2,7 % par exemple. Or il faut savoir que les entreprises dont s’occupent généralement ces courtiers/actuaires, sont de grandes entreprises, avec majoritairement du personnel stable et qualifié, peu représentatives de l’ensemble des entreprises.

Surtout, ces augmentations prévues ne concernent, pour les salaires déclarés dans l’exercice 2016 que les salariés présents du 1° janvier au 31 décembre de cet exercice…..Il faut se rendre compte, ce qui n’est manifestement pas le cas de nombre de journalistes et d’économistes "orthodoxes", que un peu plus de la moitié seulement des salariés sont présents une année complète ! L’augmentation du salaire moyen brut pour cette catégorie de salariés ( « en place » dans le jargon de l’Insee) fut de 2,00 %, pour ces salariés jouent à plein les augmentations liées à l’ancienneté et aux progressions de carrière.

De même lorsqu’il est question de salaire « de base », ou de salaire indiciaire, pour que le salaire déclaré pour l’année N reflète la totalité de l’augmentation indiquée il faudrait d’une part que cette augmentation ait lieu au 1° janvier et d’autre part que le salarié soit présent dans l’entreprise du 1° janvier au 31 décembre !

Une surélévation systématique des augmentations de salaire annoncées.

Entre les chiffres annoncés pour 2016 par certains médias, par exemple 2,7 % ou 2,4 %, et l’augmentation du salaire moyen déclaré et donc constaté : 0,9 %, ou même l’augmentation pour les seuls salariés « en place » : 2,0 %, il y a un écart  important.

Il faut rappeler à cet égard, ce qui s’est passé en 2012 et 2013.

Pour ces années, la plupart des médias avait prétendu que les salaires augmentaient fortement (1). Il était question d’ « exception française », de « préférence des Français pour le chômage » etc..

Pour ces années, le salaire brut réel (donc inflation déduite) augmentait de +0,5 % en 2013 après une baisse de -0,1 % en 2012. Le salaire moyen net réel (inflation déduite) baissait de -0,3 % en 2013 après une baisse de -0,4 % en 2012. (l’inflation représentait +0,9% en 2013 et +2,0 % en 2012).

Le salaire moyen réel net baissait donc en deux ans de -0,7 % !

Bien entendu, aucune mise au point, excuse ou précision de la part de ces médias, quand parurent les résultats de 2013  et si certains ont cité la publication de l’Insee correspondante (en septembre 2015), aucune préoccupation sur les contradictions avec les propos habituels déjà tenus…..

Les salaires en 2016 et les évolutions depuis 2010

L’étude de l’Insee donne, pour 2016, la distribution des salaires mensuels nets en équivalent temps plein en 2016 et leurs évolutions, en %, entre 2015 et 2016 en euros constants (1° colonne du tableau ci joint). Le salaire médian net ressort à 1789 €.

(Le salaire médian : autant de salariés bénéficiant d’un salaire supérieur à ce salaire médian que de salariés bénéficiant d’un salaire inférieur. Il suffirait que les hauts salaires augmentent sans que les bas salaires bougent pour que le salaire moyen augmente alors que le salaire médian, à population inchangée, ne bougerait pas, d’où l’intérêt de la notion de médiane par rapport à celle de moyenne).

Ce salaire médian est inférieur de 20 % au salaire moyen (2238 €) ce qui est assez considérable. Dans le délicieux langage des économistes statisticiens distingués : « ce qui traduit de plus fortes disparités salariales dans le haut de la distribution », à savoir : les hauts salaires augmentent plus que les bas salaires. Il suffit de regarder le tableau joint pour le constater, et ce chaque année de l’observation.…….. Constatons aussi qu’en 2014 le salaire médian net réel avait progressé de 0,1 % alors que le salaire moyen réel net avait progressé 0,5 % !

Considérons alors les évolutions depuis 2010 en reprenant tous les tableaux de distribution correspondants (tableau joint).

Depuis 2010 jusqu’à 2016, donc sur 7 années, le salaire moyen net réel (inflation déduite) à augmenté de 1,6 %.

Par contre le salaire médian net réel n’a lui progressé que de 0,6 %. Moins que deux fois moins !

Si on regarde les 2° ou 3° ou 4° déciles on voit que les salaires réels nets correspondants n’ont augmenté que de 0,3 ou 0,4 %!

Certes on a mis de coté l’influence des effets de structure (progression de carrière par exemple) qui font que la population 2010 des 2°,3° et 4° déciles n’est pas la même exactement que celle de 2016, mais on constate tout de même seulement 0,3 ou 0,4 % de gain de pouvoir d’achat en 7 ans pour les 30 % de salariés à bas salaires(2°,3° et 4° décile).  Cela ne suffit certainement pas à compenser l’augmentation des dépenses contraintes

Au total, ces "bas" salaires ont certainement perdu en 7 ans du pouvoir d’achat.

On est bien loin des exclamations horrifiées des médias sur des énormes augmentations de salaires supposées et on a peut être là, pour ces salariés, une explication du mouvement des « gilets jaunes » ?…….

Pourquoi cette vision déformée de l’augmentation des salaires ?

On peut se demander pourquoi presque chaque année, on assiste dans les médias, à un déversement de propos peu justifiés sur l’augmentation (toujours considérée comme trop forte) des salaires. Au détriment de toute réalité concrète ?

Cela permet de faire retomber sur les salariés la responsabilité du mauvais état de l’économie, du chômage élevé en particulier….

Nombre d’organismes, de « conseils » ou de « commissions » prennent comme seul indicateur l’évolution des salaires de base ou du salaire moyen alors que manifestement on constate des biais importants dans ces indicateurs pris isolément.

A ne pas vouloir voir les évolutions réelles de tous les salaires, c’est une large partie de la population qui devient invisible...

                                                                                            _______________________

(1) Dans ce concert, le quotidien Le Monde, grand pourfendeur de « fake news », s’est particulièrement distingué.

Pour 2012 ( LM060912) :«  Les salaires du privé ne connaissent pas trop la crise », on lit en effet  :« Les salaires du privé devraient augmenter en moyenne de 2,8 % en 2012 et de 2,9 % en 2013. ….Compte tenu de l’inflation (de l’ordre de 2,1 % en 2012) les salaires du privé augmenteraient de 0,7 % en termes réels cette année... ».

Rappelons que le salaire moyen net a baissé en termes réels de 0,4 % !

Et pour 2013 (LM 131213) : « Salaires : l’exception française »  Le Monde critique « l’absence de réactivité des salaires à la crise » en se servant abondamment des textes du COE Rexecode, l’Institut du Medef, pour étayer ses dires. Rappelons que pour 2013 les salaire moyen net en termes réels a baissé de 0,3 %.

-Pour mémoire relevons les propos de l’économiste bancaire, chaud partisan du libéralisme économique, Patrick Artus qui déduisait dans Le Monde (LM131213) du fait « inquiétant » que les salaires français continuaient à progresser malgré la crise que «  les salaires français étaient les plus rigides de la Zone Euro », ce qui est au moins très largement contestable, les salaires Allemands par exemple, l’étant bien plus. Son article dans Le Point du 280813 « France : le dernier pays communiste » touchait quant à lui à la caricature.

Mais c’est pourtant ainsi que les Français sont informés de la marche de leur économie !

(2) Il faut bien comprendre aussi que lorsqu’une entreprise licencie (ce qui est fréquent en temps de crise), le salaire moyen de l’entreprise augmente car ce sont d’abord les salariés à bas salaires qui sont licenciés…..

Evolution du salaire net en euros constants en %

              2016   2015   2014   2013   2012   2011   S(~)

Déciles

1             +0,1   +0,6   +0,1    +0,6     -0,1   +0,3     +0,4

2             +0,1   +0,6   +0,1    -0,5     -0,2   +0,2      +0,3

3             +0,2   +0,6   +0,1    -0,4      -0,4   +0,2      +0,3

4             +0,3   +0,7   +0,1    -0,3     -0,5   +0,1       +0,4

Médiane +0,4   +0,7   +0,1    -0,1     -0,6   +0,1       +0,6

6             +0,5   +0,8   +0,2     0,0      -0,5   +0,1       +1,1

7             +0,4   +1,0   +0,4     0,0      -0,4   +0,1       +1,5

8             +0,4   +1,3  +0,8      0,0      -0,2   +0,4        +2,7

9             +0,5   +1,3   +1,0    -0,2      -0,1   +0,5        +3,0

Moyenne+0,5   +1,1   +0,5    -0,3      -0,4    +0,2        +1,6

-Les 10 % plus bas salaires nets réels ont augmenté en de 0,1 % entre 2015 et 2016, de 0,3 % entre 2010 et 2011.

-Entre 2010 et 2016 les 10 % plus bas salaires nets réels ont augmenté de 0,4 %.

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