Barbara par intraveineuse. Le disque en permanence sur la platine. Écouté toute notre adolescence.
À mourir pour mourir, les sillons n’en peuvent plus, ça crachote un peu sur le deuxième mourir. Seconde, Première, Terminale, Annette, Catherine, Florence, Bruno…

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Le mal de vivre, tous les jours, tous les soirs, chaque intonation, chaque sourire, entendu, attendu, étudié. C’est simple, profond. Un abîme. On s’y perd avec délice, on voit les images, on sent tout, c’est exactement ça, c’est nous.
Claude Dejacques, au dos, derrière les roses, rappelle que Barbara n'est pas une intellectuelle. Nous le savions. Je ne sais pas dire je t'aime. Elle non plus ? Au piano, je pourrais le dire… Cette femme me surveille ? Ses paroles me sont directement adressées.
Subversive, provoc’, mutine, mante religieuse. Barbara comprend tout, elle nous aime, elle se jette sans compter. Vingt ans, le bel âge. Le nôtre. Avec ce « â » qui n’en finit pas.
Et nous comptons les gouttes, le clapotis du bassin qui se remplit. Barbara est tout. Elle englobe les éléments, respire l'intelligence. Elle sourit et j'entends son sourire ; elle pleure, je pleure.
...
Lorsque Barbara vient jouer dans ma ville natale, le prix des places dépasse mon budget. La période bleue est révolue, celle de l’écoute quotidienne, mais il demeure, demeurera une œuvre, un ressenti aux ramifications souterraines qui toujours m’habiteront.

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Il me faut rencontrer l’artiste. Je dois savoir comment la magie opère. Tenter de comprendre ce roc, cette puissance qui draine les foules, transfigure l’intimité en partage universel.
Mais j’ai trop tardé, le théâtre est complet.
À défaut de concert, j’irai voir la balance. Ce sera facile, je connais les lieux comme ma poche. Le concierge me laissera monter l’escalier gris donnant sur la cour, une formalité, puis je me glisserai entre les fauteuils à l’affût des copeaux de musique que je saisirai au vol. Bien vu.
J’arrive sur place et exécute mon plan. Un signe amical au gardien, sans lui laisser le temps de répondre pour ne pas risquer l’évincement. Je grimpe les marches quatre à quatre.
A compter du palier jouxtant le plateau, j’engage des pas plus discrets voire furtifs. Certes, techniciens et journalistes ne manqueront pas d’être présents en nombre – effervescence réservée aux célébrités – mais il s’agit quand même de la jouer fine.
Après trois foulées à pas de loup, je parviens près de l’imposante porte de fer qui conduit sur scène. Je m’apprête à saisir discrètement la poignée, mais c’est inutile car celle-ci s’ouvre soudain avec autorité.
Et c’est Barbara qui me fait face. Oui, Barbara vient d’ouvrir.
Je distingue alors le plateau désert, reposant dans un silence de mante religieuse, après que l’on a sans doute éconduit péremptoirement tout être humain non indispensable au bon déroulement du spectacle. Nous voici solitaires, face-à-face dans une coulisse qu’à cet instant j’aurais souhaité surpeuplée.

« Bonjour Monsieur, qui êtes-vous ? » déclare Barbara, droite, immobile, d’un ton courtois laissant toutefois présager qu’aucune réponse évasive ne serait acceptée. La voix est claire, le verbe haut, la patience toute relative. Qui êtes-vous ? Comme elle aurait dit personne suivante, s’il vous plaît.
Elle tient toujours la porte entrouverte. La porte de chez elle, sa maison, le théâtre. Je suis la Louve, si tu veux entrer, montre patte blanche, c’est moi qui garde.
[...]