L’ampleur de la catastrophe n’est plus à démontrer. Au 14 mars 2024, les hostilités toujours en cours avaient fait près de 105 000 victimes dans la bande de Gaza, soit près de 5 % de la population totale[1]. Cela comprend plus de 73 000 blessés, dont un quart sont des enfants, et plus de 31 000 morts dont un tiers sont des enfants.
Il aura fallu la mort dramatique de 7 volontaires de l’ONG nord-américaine « World Central Kitchen » pour que les lignes commencent à bouger sur les flux d’aide humanitaire.
Avouant en même temps une sorte de double-standard dans le prix du sang et donnant une impulsion à l’ouverture de l’aide, là où le décès massif de civils gazaouis n’avaient pas conduit à modifier l’équation politique et la position des alliés d’Israël dans leur soutien militaire.
Le débat qui se concentre sur les modalités de l’aide apportée et sur les alternatives aux approvisionnements massifs par voie terrestre est pourtant en trompe-l’œil. Largages aériens, livraisons ponctuelles par bateaux, construction d’un port annoncé comme transitoire, ne sont que des contributions symboliques, fugaces et éphémères pour la survie d’une population anéantie par la violence et le déni de ses droits fondamentaux.
Les négociations pusillanimes sur l’entrée de l’aide extérieure sont dilatoires et cosmétiques.
Dilatoires car elles occultent le nécessaire arrêt total de toutes les offensives militaires et les impératifs accords politiques que requiert la situation des civils. Cosmétique parce que la réponse à la situation ne peut se résumer aux seules négociations sur le volume des apports extérieurs de marchandises.
Car la famine en cours n’est pas un phénomène soudain et binaire qui laisserait à penser qu’elle existe ou pas. Elle résulte d’une dégradation progressive, cumulative et plurifactorielle, d’une ou plusieurs des composants qui structurent la notion de « sécurité alimentaire » opérationnalisée à partir de 1996 par les Nations Unies.
Avant les hostilités actuelles, la vulnérabilité était déjà élevée dans la bande de Gaza en raison d'un blocus prolongé et d'une escalade périodique des hostilités qui ont gravement endommagé le système alimentaire de la région. Avec 5 900 habitants par kilomètre carré, l'une des zones les plus densément peuplées au monde avant même la concentration de la majeure partie de la population dans un seul des cinq gouvernorats, la population de la bande de Gaza est extrêmement dépendante de la circulation transfrontalière des marchandises et des services publics tels que l'électricité et l'eau.
Le plan d’évacuation de la bande de Gaza, voté en 2004 crée les conditions d’un verrouillage total du territoire par Israël et de la maîtrise de tous les intrants. Des denrées comme de la fourniture d'eau par Israël, des moyens de communication, de la fourniture d'électricité et du réseau d'évacuation des eaux (article 8)[2].
Une « perfusion » est ainsi mise en place, vitale pour la population. Toute violence politique, toute révolte populaire expose dès lors, par mesure de rétorsion, à une réduction des flux et des frontières vers ce territoire que ceux qui le parcourent ressentent rapidement comme une prison à ciel ouvert. La situation alimentaire dramatique qui prévaut aujourd’hui est la traduction, folle par son ampleur, de la capacité du voisin israélien à contrôler la perfusion.
Les 4 piliers de la sécurité alimentaires sont gravement altérés.
La disponibilité des denrées alimentaires, facteur primordial de l’alimentation est touchée sur ses différentes sources. La production locale de nourriture, les importations commerciales, les stocks et les aides extérieures sont tous réduits ou anéantis. L’accès à la nourriture est fortement dégradé. Les critères-clés de l’accès sont la distance jusqu’aux points de distribution, la sécurité des déplacements/distributions, et le coût concernant les denrées encore commercialisées par les marchands locaux. L’utilisation de la nourriture obtenue par la population est entravée.
Elle repose sur le fait de disposer du combustible pour la cuisson, d’une eau saine pour les préparations culinaires et la boisson, sur des ustensiles minimums pour le stockage et la cuisson, sur un état de santé qui permette la préparation et la bonne assimilation des nutriments. Tous ces facteurs sont affectés. La stabilité des approvisionnements est inexistante. La livraison et la distribution des denrées sont désordonnées et chaotiques comme le traduisent les violences et scènes de pillage sur les lieux de distribution, ou les noyades en mer pour récupérer des denrées parachutées par avion.
Les pathologies liées à la promiscuité, à la mauvaise qualité de l’eau, au manque d’hygiène corporelle ou aux dégradations environnementales sont en forte augmentation. Pour y faire face quand ces pathologies surviennent, la population déplacée ne peut compter que sur un système de santé local détruit, et sur des acteurs humanitaires internationaux dont la présence est aujourd’hui dérisoire. Du fait de la dangerosité du terrain et/ou des multiples entraves établies par les autorités israéliennes.
La gestion des déchets constitue un problème majeur. Là où les regroupements de populations sont les plus denses, on note la présence de matières fécales humaines autour des lieux de stationnement dans près de 80% des cas.
Le système de santé est détruit. Les hôpitaux continuent de subir de graves perturbations dans la fourniture de soins de santé dans la bande de Gaza. Au 4 mars, 155 établissements de santé avaient été endommagés, et 32 hôpitaux et 53 centres de santé étaient hors service, en raison des hostilités ou de la pénurie de produits de première nécessité.
Le débat sur les seuls volumes d’aide apportées ne peut réduit de fait la complexité des mécanismes destructeurs qu’il faut stopper.
Le cours de l’histoire est parfois cynique et Cornelio Sommaruga doit se retourner dans sa tombe.
« Ainsi tous les Etats sont-ils coresponsables pour que même au plus fort de toute guerre, y compris les guerres civiles, certains principes élémentaires d'humanité soient respectés, et qu'en particulier les blessés, les prisonniers et les populations civiles soient protégés.[3] »
M. Cornelio Sommaruga, président respecté du CICR (1987-1999), est décédé à Genève en février 2024. Il prononça le 30 mai 1995 un discours qui fait date dans la vie de l’institution qu’il représentait alors. Il évoquait en effet les 50 ans de la fin de la 2ème guerre mondiale.
Il avait en la circonstance eu des paroles qui marquèrent les esprits et dont on mesure immédiatement la portée dans le contexte international qui prévaut au Proche-Orient :
« Mais, croyez-moi, à chaque instant où nous assumons aujourd'hui nos responsabilités humanitaires face aux victimes de la guerre et de la violence politique, je me rappelle I’échec moral de notre institution face à I’ holocauste lorsqu'elle n'a pas su dépasser le cadre juridique limité que les Etats lui avaient fixé ».
Le CICR a bien retenu les enseignements de son ancien président, cette organisation dénonçant dès le début de l’escalade militaire le sort de la population civile. La formulation que nous a léguée M. Sommaruga concerne aujourd’hui le gouvernement israélien et ses alliés. Nul doute, qu’à terme, d’autres dirigeants devront rendre-compte de l’échec moral qu’aura constitué l’inertie politique face au drame de la population gazaouie.
Pierre Micheletti
Membre de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH)
Ancien président d’Action Contre la Faim et de Médecins du monde.
Dernier ouvrage paru : « Tu es Younis Ibrahim Jama », roman sur la guerre au Darfour, éditions Langage Pluriel.
[1] Health Cluster Dashboard, Occupied Palestinian Territory, March 2024, Microsoft Power BI
https://healthcluster.who.int/countries-and-regions/occupied-palestinian-territory
[2] Israël, Palestine. Plan de désengagement modifié - principes centraux, 6 juin 2004.
https://mjp.univ-perp.fr/constit/il2004.htm
[3] Conférence de Cornelio Sommaruga, président du CICR, Genève, 30 mai 1995
https://international-review.icrc.org/sites/default/files/S0035336100009084a.pdf