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Billet de blog 27 septembre 2021

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La justice financière du 21ème siècle

Mediapart a consacré, il y a quelques jours, un article à la réforme à venir de la justice financière. Un regard critique est toujours utile et indispensable au bon fonctionnement de nos institutions démocratiques. Toutefois, cet article offre à mes yeux une vision biaisée de ce projet. Je tiens donc à faire part des éléments d’explication utiles pour les citoyens, afin de comprendre cette réforme, nécessité absolue pour les juridictions financières.

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Mediapart a consacré, il y a quelques jours, un article à la réforme à venir de la justice financière. Un regard critique est toujours utile et indispensable au bon fonctionnement de nos institutions démocratiques. Toutefois, cet article offre à mes yeux une vision biaisée de ce projet en ne reprenant qu’un point de vue minoritaire et que je crois erroné.

Je tiens donc à faire part des éléments d’explication utiles pour les citoyens, afin de comprendre cette réforme, nécessité absolue pour les juridictions financières. 

Pourquoi cette réforme est-elle nécessaire ?

La philosophie générale du projet du Gouvernement, qui figure à l’article 41 du projet de loi de finances 2022 part d’un constat, qui peut être difficile à entendre ou que l’on peut souhaiter différer, mais que je tiens à assumer car il est établi et chiffré : celui de l’inadaptation - et pour tout dire du déclin inéluctable du système actuel.

Aujourd’hui, deux régimes de responsabilité financière à bout de souffle coexistent.

  • Le système actuel de responsabilité pécuniaire et personnelle des comptables est devenu inefficace. La subsistance de la remise gracieuse ministérielle conduit à une irresponsabilité de fait de la plupart des comptables publics et à une concentration du contrôle sur des manquements sans enjeux ;
  • Celui des ordonnateurs est insuffisant. Justiciables devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), les ordonnateurs ne sont condamnés qu’à des sanctions inadaptées et peu importantes, même si le montant des amendes s’est accru dans la période récente.

Le nombre de réquisitoires notifiés par la Cour ou les chambres régionales pour les manquements des comptables n’a cessé de baisser depuis 2010. La CDBF, quant à elle, n’a condamné des ordonnateurs qu’à 6 reprises en 2020 et connaît depuis 2010 une progressive atrophie des affaires qu’elle traite.

Est-ce bien normal, vingt ans après la loi organique sur les lois de finances de 2001 qui voulait renforcer le lien entre la liberté des gestionnaires et leur responsabilité ? La refonte d’ensemble des régimes de responsabilité des gestionnaires du secteur public est indispensable. Sa nécessité, à la fois managériale et technologique, se ressent jusque dans l’évolution des systèmes d’information financiers, qui ne font plus aujourd’hui clairement la différence entre ordonnateurs et comptables.

La loi de finances rectificative pour 2011, a tenté de ranimer un dispositif qui ne pouvait plus l’être. La loi a certes mis un terme au régime des débets des comptables prononcés en l’absence de préjudice pour éviter un enrichissement sans cause des organismes publics, mais le législateur a laissé entre les mains du ministre chargé des comptes publics le droit d’annuler les conséquences pécuniaires des jugements et arrêts des juridictions financières. La réforme s’est arrêtée au milieu du gué et n’a fait que retarder le déclin d’un mécanisme usé.

Le constat est posé depuis des années, pour ne pas dire des décennies. La Cour des comptes peut-elle demeurer à l’écart de cette analyse comme du mouvement continu de modernisation de la gestion publique ? Ne devons-nous pas aux citoyens de respecter l’exigence d’efficacité et de modernisation de l’action publique que nous recommandons à l’occasion de nos rapports notamment à l’État et aux collectivités locales ? Pour moi, il fallait impérativement changer cette situation. En tant que Premier président de la Cour des comptes, je suis le garant des principes protecteurs des finances publiques comme de l’indépendance des institutions chargées de leur contrôle et de leur audit mais je dois aussi veiller à leur évolution.

Quelles options étaient sur la table ?

Des propositions ont émergé dans le débat public, non sans faire peser des risques sur la qualité de la justice rendue.

Première option : un statu quo délétère, il faut que rien ne change pour que rien ne change ! Le choix serait de ne rien faire, en dépit du constat de déclin et de désintérêt, accéléré par l’organisation actuelle.Cette option, je la refuse.

Tout d’abord, je crois en la fonction de régulation du juge financier, entre le juge pénal et la responsabilité disciplinaire.Aux côtés de la responsabilité managériale, de la responsabilité politique ou pénale, il y a une place nécessaire pour une responsabilité financière propre.

La responsabilité managériale, qui peut conduire à reconnaître l’échec d’un responsable public, n’est ainsi pas conçue pour sanctionner les fautes causées à la collectivité. À l’opposé, toutes les irrégularités de gestion ne sauraient directement engager la responsabilité pénale de leurs auteurs. Celle-ci, faite pour réprimer les atteintes à la probité, ne peut constituer l’unique réponse aux défaillances de gestion.

Ensuite, et c’est très important pour moi, je dois protéger les intérêts et des perspectives professionnelles des centaines d’agents des juridictions financières, magistrats, greffiers et personnels administratifs. Voilà pourquoi j’ai souhaité que les choses évoluent.

Deuxième option : une pénalisation impossible, comme par nostalgie de l’Ancien régime.

Dans cette option, il suffirait de transformer les juridictions financières en nouvelles juridictions pénales qui pourraient condamner les élus comme les fonctionnaires sur la base d’infractions à large champ et à pénalité renforcée.

A cet égard, certains voient dans la réforme une déresponsabilisation des élus locaux. Mais cette appréhension trahit en fait une méconnaissance de l’organisation juridictionnelle de la France ! Aujourd’hui, comme demain avec ce projet de réforme, les élus, nationaux comme locaux, ne sont pas justiciables des juridictions financières. C’est vrai, mais la responsabilité politique et pénale existe, et elle est majeure. Faudrait-il donc que les personnels des juridictions financières attendent, avec un système en déclin et incompris, 70 ans supplémentaires pour espérer voir advenir la création d’un troisième ordre de juridiction en France?

Troisième option : une suppression inacceptable de la qualité de juridiction de la Cour des comptes et des chambres régionales. Il s’agirait de malmener les principes élémentaires du maniement des deniers publics. J’ai combattu cette option, proposée par certains rapports commandés ces dernières années, qui me paraissait infondée et irréaliste.

J’ai rappelé les grands principes incontournables pour garantir une juste responsabilisation des gestionnaires publics : le contrôle indépendant des finances publiques par la Cour et les chambres régionales, qui concentrent une expertise formidable en matière de gestion financière, et la séparation des ordonnateurs et des comptables. Seul le regard du juge peut garantir ces principes fondateurs et, par-là, renforcer la responsabilité financière des gestionnaires publics. Les citoyens sont plus que jamais attachés à la probité, la régularité et à la transparence. Nous ne pouvons atténuer la redevabilité de l’administration que les citoyens exigent.

Quelles sont les grandes lignes de la réforme proposée par le Premier ministre, qui conforte les juridictions financières ?

Dans le nouveau régime proposé par le Gouvernement, la Cour sera à la fois le juge des comptables et des ordonnateurs. Il est néanmoins totalement erroné d’annoncer, comme le fait Mediapart, la disparition de la séparation entre ordonnateurs et comptables puisque ce principe est explicitement maintenu dans le projet de texte du Gouvernement, ainsi que la répression de la gestion de fait qui y est associée. L’idée selon laquelle cette réforme irait dans le sens d’un rapprochement avec la gestion privée, alors même au contraire qu’elle renforce la responsabilité financière des gestionnaires, n’a pas davantage de fondements, autres que la complaisance d’un discours ressassé et resservi à la moindre occasion.

Le projet de texte du Gouvernement pourra peut-être encore être amélioré, par la discussion parlementaire notamment, pour définir explicitement le champ des justiciables, pour étendre le champ des infractions financières génératrices d’un préjudice financier significatif, et pour préciser certaines de celle qui existent déjà dans le code des juridictions financières. Toutefois, il a d’ores et déjà été décidé que le contentieux serait concentré au sein de la 7ème chambre de la Cour, qui sera composée de magistrats de la Cour des comptes et de chambres régionales. Ce sera en toute hypothèse à ce juge-là, par sa jurisprudence, qu’il reviendra de déterminer le champ et la portée des infractions commises. Nous sommes ainsi pleinement garantis du maintien de la qualité de juridictions de la Cour et des chambres régionales.

Une cour d’appel financière,présidée par le Premier président de la Cour des comptes, offrira pour la première fois un double degré de juridiction aux justiciables. C’est une avancée incontestable ! Sa composition, avec quatre membres de la Cour, quatre membres du Conseil et deux personnalités qualifiées permettra aussi d’enrichir la qualité de l’analyse et, par-là, l’équité de la justice rendue. Le projet du Gouvernement, qui a passé sans difficulté l’examen exigeant du Conseil d’Etat, n’est pas une nouveauté juridique puisque l’échevinage entre magistrats professionnels et non professionnels existe déjà dans nombre de formations contentieuses, y compris administratives. La loi devra naturellement assurer la prévention des conflits d’intérêt des personnalités extérieures. J’y serai extrêmement attentif.

Cette réforme ne sera pas un affaiblissement de la Cour des comptes et des juridictions financières. Bien au contraire, elle en consacre la centralité, et renforce leurs pouvoirs comme leur rôle. Pour la première fois depuis sa création en 1807, la Cour pourra prononcer de véritables sanctions administratives concernant les fautes commises par les comptables et les ordonnateurs :

  • des peines d’amende qui ne pourront ni être assurées, ni être remises par une autorité administrative ou politique;
  • des peines d’interdiction d’exercice professionnel pour un ordonnateur ou un comptable fautif ;
  • la publication des jugements ou des arrêts.

         Ce qui s’annonce est donc une bonne nouvelle. C’est la fin de cette justice retenue selon laquelle le ministre pouvait annuler la portée des décisions des juges financiers - atteinte évidente à la séparation des pouvoirs et vestige d’une justice des siècles passés, dont je m’étonne que certains puissent avoir une si puissante nostalgie.La Cour souhaitait cette évolution depuis longtemps. Philippe Séguin, Premier président de la Cour des comptes, à qui personne ne pourrait faire le procès d’avoir été le porteur d’une idéologie néo-libérale, faisait déjà le même constat que moi, et appelait de ses vœux cette réforme dès 2005 : « le bilan des régimes de responsabilité du comptable public et des ordonnateurs hérités du passé, sans être nul, est bien maigre ou inadapté, ce qui appelle des réformes d’une certaine ampleur.Le régime de responsabilité propre aux comptables a vieilli : il est complexe, parfois injuste, peu efficace, alors que les fondements de ce régime spécifique demeurent »[1]. Il y a encore de nombreux textes à rédiger dans les prochains mois pour établir les bases d’une justice financière moderne, adaptée aux besoins et aux enjeux du 21ème siècle. Garantir un régime de responsabilité financière lisible et juste permettra aux juridictions financières de mieux exercer leur mission de jugement des gestionnaires publics réellement fautifs et non de poursuivre, pendant des années, des faits non fautifs sans aucun pouvoir de sanction véritable sur leurs auteurs.

         La réforme permettra aussi de renforcer les liens entre la Cour et les chambres régionales, que j’ai considérablement rapprochées depuis ma nomination en juin 2020. Y voir un affaiblissement des chambres régionales serait méconnaître que la Cour et les chambres régionales ne sont que les deux faces d’une même pièce. Je veux répondre à certaines inquiétudes, qui résultent selon moi d’un malentendu ou d’une incompréhension. Les magistrats des chambres régionales participeront effectivement à l’instruction et au jugement des fautes sanctionnées par la 7èmechambre de la Cour. Cette proposition va dans le sens de l’intégration fonctionnelle entre la Cour et les chambres régionales, que je promeus avec détermination, en harmonisant nos procédures, en partageant notre gouvernance et en recherchant l’extension à l’ensemble des juridictions financières de la compétence d’évaluation des politiques publiques.

Cette réforme permettra aussi d’unifier notre contentieux au sein d’une seule Chambre, dans une logique positive de constitution d’un pôle de spécialisation et donc d’excellence. Nos magistrats, dans les autres chambres de la Cour et dans les chambres régionales, devront se concentrer sur la détection des fautes et l’identification de leurs auteurs. La qualité de leurs instructions, la célérité et l’équité de la justice rendue seront alors les meilleurs garants du respect des droits des justiciables. Et c’est la légitimité des chambres régionales, déjà évidente vis-à-vis des élus et des citoyens, qui en sera renforcée.

Ma responsabilité de Premier président est de conforter la situation des juridictions financières. Dès ma nomination, j’ai lancé un chantier de réforme et de modernisation des juridictions financières, JF2025, pour anticiper les enjeux de demain, et j’y ai associé tous les agents de la Cour et des chambres régionales.

Ensemble, nous nous sommes engagés à ce que :
- Dès maintenant, les juridictions financières proposent des travaux plus diversifiés, plus rapides et plus accessibles pour les citoyens.    
- Dès maintenant, nos métiers évoluent, avec des conditions de travail optimisées et modernes.      
- Dès maintenant, notre fonctionnement soit plus agile et plus proche des territoires.

La réforme de la responsabilité financière s’inscrit pleinement dans cette ambition. J’ai déjà indiqué que je mettrai en œuvre les moyens nécessaires pour qu’elle intervienne sans heurts et dans le calendrier que fixera le Parlement. Sa mise en œuvre est de notre responsabilité, et nous saurons l’assumer. C’est ma tâche et le sens de ma mission à la tête des juridictions financières.

Je suis personnellement attaché à donner, dans le fil de l’histoire de l’institution que j’ai l’honneur de présider, son plein effet à l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ». Je souhaite ainsi renforcer le lien de notre institution avec les Français.

Cette volonté se traduira notamment par l’ouverture, dès 2022, d’un droit de requête des citoyens sur le choix de nos contrôles ainsi que par la publication, c’est-à-dire la transparence intégrale, de tous nos rapports d’ici 2025.

J’ai toute confiance dans la capacité de la Cour des comptes et des chambres régionales à tirer le meilleur parti de la réforme, à continuer à être des juridictions financières indépendantes et utiles à la société. Je souhaite qu’elles soient le vaisseau amiral d’une justice financière moderne, celle que mérite le 21esiècle français. « Un long avenir demande un long passé »disait Balzac. Les juridictions financières, par la force de leur histoire, de leur expérience et de leur collectif, sauront s’inscrire sans complaisance dans cette évolution positive et durable, avec comme seule boussole l’intérêt général et le devoir de justice.

Pierre Moscovici

Premier Président de la Cour des comptes 

[1]https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/05colloquePP.pdf

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